Efadine n°1 – septembre 2009

Autorité et transmission
par Alexis Vilain

C’est devenu un poncif ; l’autorité est en crise, la transmission est dénouée. A ces jugements font écho les remarques sur la perte de repère et l’absence de valeur. Deux camps s’opposent alors : ceux du « c’est la faute à mai 68 » d’un coté, ceux du «il en a toujours été ainsi, partout et toujours » de l’autre. Et puis sans fatalisme conservateur ni démission progressiste, il y a la position qu’invite à penser Jean-Pierre Lebrun dans son dixième ouvrage : la perversion ordinaire ; vivre ensemble sans autrui (Denoël – 2007)

« Comment pouvons-nous interpréter les changements qui se produisent dans nos sociétés dites avancées ? Et quelles sont leurs conséquences sur la subjectivité ? »
Posées par un psychanalyste, ces questions ne laissent pas d’évoquer le travail auquel se livre Freud avec l’Avenir d’une illusion (1927). Un simple petit rappel s’impose, pour situer la réflexion.
Dans le but de déterminer l’avenir de la culture, le fondateur de la psychanalyse examine le rôle de la religion dans l’économie psychique. La religion y est montrée du doigt comme maintenant l’humain dans une enfance dont il doit pouvoir sortir en prenant appuis sur la science.
Le discours scientifique n’est-il pas, en effet, celui qui permet à l’humain de se constituer pleinement comme sujet (de ses actes, de ses décisions et de son désir) ? S. Freud révèle à cette occasion l’héritage des Lumières auquel l’histoire a donné raison : ne sommes nous pas, aujourd’hui, libérés du joug religieux grâce à l’efficacité de l’approche scientifique ?

Jean-Pierre Lebrun, avant d’écrire la Perversion ordinaire, propose, avec Un monde sans limite (1997), une nouvelle réponse à cette dernière question. Le discours scientifique est porteur d’une mise entre parenthèse du sujet de l’énonciation qui, en conférant à ce discours sa validité, met cependant à la disposition du sujet un dispositif lui permettant d’échapper aux contraintes de la responsabilité. La forme de légitimité propre au discours de la science rend possible des mutations en profondeur de la subjectivité, celle d’une subjectivité « acéphale » convertie au « rien n’est impossible » et à la mise entre parenthèse de la nécessité d’accepter la soustraction de jouissance requise pour se constituer pleinement comme sujet. L’examen du rôle du père dans la constitution de soi permet de mettre en évidence la mise à l’écart progressive de la place du père par le discours de la science. Ainsi, là où Freud propose de s’en remettre à la Science, J.-P. Lebrun analyse, soixante–dix ans plus tard, les dérives manifestes du discours de la science.
Avec la Perversion ordinaire, il approfondit la question, en incluant ces remarques sur le discours de la science et ses conséquences sur la subjectivité, dans une réflexion sur la légitimité, car, le changement le plus visible, concernant nos sociétés dites avancées, touche à la transformation de celle-ci : parents et éducateurs ne savent, ne peuvent (ni ne veulent ?) plus dire non. L’autorité, d’une manière générale, est en crise, parce que ceux qui l’exercent n’y croit pas, et s’ils n’y croient pas c’est parce qu’ils sont délégitimés par le discours de la science, mais aussi par le démocratisme et par la théorie libérale. Cela reste à montrer. C’est justement l’objet de l’ouvrage.

Ce dont il s’agit d’abord, c’est de poser les concepts qui vont permettre d’articuler la réflexion, révélant ce que parler implique.

Le parlêtre et le vide.
L’être de langage, n’est pas n’importe quel être, mais celui qui a consenti au vide et à la négativité car les signifiants que sont les mots ne sont pas seulement d’abord ceux de l’autre (l’Autre), mais aussi toujours la présence d’une absence : ils ne sont pas la chose qu’on pense qu’ils évoquent. Cette distance irréductible entre les mots et ce qu’ils représentent, ce vide, convertit celui qui accepte l’usage des signifiants en « parlêtre », sujet barré, marqué d’un inconscient.
La question qui se pose rapidement est celle de savoir comment ce sujet ne reste pas aliéné dans l’Autre (dont la mère est la métaphore et qui désigne la source sémantique, le « trésor des signifiants »). En effet, si les signifiants sont d’abord ceux de l’Autre, et si c’est dans les signifiants que le sujet se constitue comme tel, comment le sujet pourrait-il « se soutenir comme sujet à partir de cette négativité qui le constitue » ? Il faut qu’il se réapproprie le vide qui le constitue comme parlêtre, c’est-à-dire qu’il doit abandonner l’espoir que l’Autre le définisse. Avec un monde sans limite, Lebrun révèle que le rôle du père symbolique est de donner au sujet l’occasion de se « désengluer » de la mère. C’est dans cette objection à l’Autre que se joue la possibilité de se constituer comme sujet.. Ce mouvement de constitution de soi, celui qui consiste à « s’excepter pour se soutenir comme sujet » ne s’achève jamais une fois pour toute mais est à expérimenter « chaque fois que nous posons un acte ». Son accomplissement ne va jamais sans une angoisse légitime qui est celle d’avoir à parler dans le vide sans que les bras en tombent.
Du fait du langage, c’est donc le vide qui constitue notre être, et cela non accidentellement mais de manière essentielle. La singularité du sujet réside dans l’endroit et dans la manière où il s’est arrimé au vide. Voilà la première implication de la parole. La seconde touche à la sexuation et à la question du pouvoir, mieux : de la différence des places.
(suite de l’article dans la revue papier)

Transmission : don et abandon
par Claudine Zimmer

Je vais traiter de la transmission à travers ce que je connais le mieux : la danse contemporaine.

La transmission d’une œuvre chorégraphique peut s’envisager de manières multiples. A partir de traces écrites telles que les méthodes notatives ou encore de films ou de photographies. La mémoire des danseurs qui ont participé à la création originale de l’oeuvre reste pourtant la principale source de données lorsqu’il s’agit de transmettre au-delà du geste technique. Ainsi l’acte de transmettre dépasse la simple passation d’un corpus gestuel et s’inscrit, selon l’oeuvre et celui qui l’a créée ou interprétée, dans une logique de don au sens de Marcel MAUSS. La transmission d’une oeuvre est alors envisagée comme un don à autrui dont la forme relève d’un échange symbolique qui dépasse le geste technique.
Pour travailler cette question de la transmission j’ai choisi de m’intéresser à un solo « Terre grenadine » du chorégraphe Daniel LARRIEU, dansé par Bertrand LOMBARD. Cette pièce, créée en 1986, va continuer son existence en étant transmise en 2000 à Olivier CLARGE.

Un solo relève du désir d’être au plus près de l’interprète et de sa manière singulière de le danser. C’est aussi être dans la proximité de la démarche artistique d’un chorégraphe.
La transmission d’un solo est un geste intime ; il est au plus proche d’un dévoilement, d’un don de soi qui a à voir avec la nature de la danse : «Dévoilement veut aussi dire apparition et préalablement pudeur. Danser est un tremblement de la pudeur face à ce dévoilement, et le solo en est l’apothéose. »
Poser la question de la transmission suppose comme l’un des préalables de définir ce qu’il y a à véhiculer. Il s’agit de matérialiser, autrement dit de fabriquer, une mémoire. Cette notion se combine avec une dynamique de conservation et de mise en patrimoine dont l’objectif est de mettre à disposition de la collectivité, autrement dit de partager.
La transmission en danse contemporaine est un mode par lequel les œuvres chorégraphiques continuent d’exister. Elle répond soit à une nécessité pragmatique de remplacement d’un danseur, soit à une volonté de constitution ou de remémoration d’un patrimoine chorégraphique.

Ce solo « Terre grenadine » témoigne de l’écriture spécifique d’une époque qui correspond à l’apparition de « la nouvelle danse française » dans les années 1980. En 2000, la transmission de ce solo donne aussi au chorégraphe Daniel LARRIEU et aux danseurs de son équipe, la possibilité de revisiter son répertoire.
Dans la logique de la transmission, un objet passe de main en main, comme dans une chaîne tendant vers l’infini. Les danseurs, maillons indispensables de cette chaîne, sont ceux par qui passe la danse. Ils sont traversés, se laissent traverser déposant au passage la signature de leur interprétation. La transmission en danse s’organise en une logique spécifique : donner, recevoir, rendre.

De l’observation intuitive du chorégraphe, de la mise en jeu des systèmes perceptifs, les danseurs s’imprègnent de la matière gestuelle, se laissent contaminer par des qualités de corps pour l’apprentissage de la danse. Ce phénomène qui a à voir avec des formes rituelles et cérémonielles du don est un préalable fondamental et particulier à cette transmission.

Pour le chorégraphe, le fait de voir sa danse interprétée, autrement dit une manière de rendre de la part de ceux à qui il a été donné, les danseurs, lui offre une dynamique pour continuer à créer et aussi lui permet d’évaluer son propre parcours artistique. Pour les danseurs, la transmission ouvre la voie à des espaces d’interprétation ; cela crée un nouveau désir pour le danseur – passeur, et pour le nouveau danseur qui reçoit cette danse, cela s’inscrit dans une dimension plus générale qui transforme son rapport à l’existence et à un monde de la danse.

D’autre part, la transmission et l’objet transmis en se constituant en élément culturel, construisent un patrimoine chorégraphique et soulèvent des interrogations sur la fidélité et l’infidélité dans la restitution d’une œuvre.
Cette logique du don, à l’œuvre dans la transmission en danse, s’inscrit dans un trait fondamental de l’humain, qui par nature ou par culture transmet et organise les modalités de la transmission.

1. Transmettre : une économie du don
L’un des préalables dans une relation de travail entre chorégraphe et danseurs avant toute transmission passe par une confiance mutuelle. Les danseurs font don de leur présence, de leurs qualités d’interprètes. Ils permettent au chorégraphe d’inventer sa danse et de la faire exister.
(suite de l’article dans la revue papier)

Qu’est ce qui fait norme ?
Table ronde « corps é-normes » – Café-lecture Les Augustes – janvier 2009

Pour vous, qu’est-ce que la norme ?

RP : du point-de-vue de la sociologie, la question renvoie avant à la société. La norme va petit à petit émerger du fonctionnement d’une société. Sur la relation au corps la façon de percevoir le corps va changer au fur et à mesure de l’évolution d’une société et on va s’apercevoir que le corps sera regardé avec des critères subjectifs. Ce que dit la sociologie de cette question c’est que les normes n’ont rien d’objectif et se situent uniquement dans de la construction sociale. Par exemple l’idéal du féminin comme du masculin va changer d’une société à une autre, d’une époque à une autre. Puisqu’il se crée des normes dans une société, c’est-à-dire des attentes de comportements , se crée un regard sur le corps de l’autre et naît le corps « anormal » à partir du moment où un corps s’éloigne de la moyenne du regard attendu de ce corps dans une société donnée, le corps étant constitutif du sujet et irréductible. La construction du corps est donc avant tout une norme sociale, tellement prégnante que Pierre Bourdieu a pu dire qu’au niveau de l’habitus, c’était « l’histoire faîte corps ». Du côté de Touraine, ce qui constitue le sujet c’est un investissement du corps, le corps comme étant ce qui est le plus irréductible. A partir des années 60 et l’Ecole de Chicago la sociologie a pu parler de stigmate et tenter de définir ce qui constituait d’un côté la norme et d’un autre côté la déviance.

JBG : Les mots me semblent étranges. La norme, signifie, étymologiquement, « ce qui est juste » mais avant ce sens, norme désigne ce qui est droit, ce qui est à angle droit. Nous avons tous dessiné un angle droit avec une équerre, et c’est simple. Mais qu’est-ce qui est premier, de l’angle droit ou de l’équerre ? L’outil équerre sert à déterminer un angle droit, une norme, mais en même temps cette équerre il a bien fallu la fabriquer. Donc pour mesurer ce qui sert à créer l’angle droit de l’équerre il a bien fallu une mesure. De plus, souvent, mes équerres étaient usées, un peu arrondies au niveau de l’angle, et donc aucune équerre que j’ai eue entre les mains n‘était identique à une autre. Et c’est très angoissant : l’équerre est la norme de l’angle de droit, la plus rassurante du calcul de l’angle droit, c’est un instrument de certitude, alors comment se fait-il que cet instrument échappe à une mesure absolue, qu’aucune équerre ne ressemble à une autre équerre ? Pour résoudre cette difficulté il faut penser l’existence d’une idée idéale de l’angle droit à quatre vingt dix degrés. C’est une convention, c’est un mot attaché à l’objet, un objet traduit dans la réalité mais qui reste une convention. Une convention stable mais qui ne donne jamais le fin mot de cette question : qu’est ce qui est le premier de l’angle droit ou de l’équerre ? Donc, d’entrée de jeu, se trouve inscrite une marge d’incertitude lorsque nous parlons d’un angle droit, c’est-à-dire ce qui semble un absolu de certitude. Toute norme est hantée par cette idée d’un idéal absolu. Pour les corps, je crois qu’il y a des corps droits et qu’il y a des corps tordus. Ce fût une idée très forte au 19ème avec la gymnastique, l‘idée qu’une éducation saine du corps devait donner un corps droit, idée que nous retrouverons plus tard dans le régime nazi. Il y a des corps tordus qui peuvent mourir d’être dits tordus. Et un corps droit qui se fantasme comme droit n’est-il pas une illusion ? Y a-t-il des corps droits ? Y a-t’il des corps tordus ? Quand on veut obtenir la perfection en référence à un idéal du corps, ne se prive–t’on pas de toute possibilité de mouvement et de création ? Dans cette question du corps et du droit, il existe peut-être une voix pour penser les vertus du tordu, comme l’étaient mes équerres usées.

SN : Qu’est-ce que la norme ? Toute réponse à cette question sera nécessairement intégrée dans la norme, la norme se définissant elle-même. Et le risque à répondre à une telle question, malgré les tentatives d’y échapper, reste de nous installer dans la norme à notre insu.
Je tenterais d’opposer deux termes : « normal » et « norme », deux mots extrêmement différents, et qu’il convient de dissocier en se référant aux travaux de Michel Foucault. Le « normal » renvoie à une dimension morale, ce qu’à priori ne propose pas la « norme ». Une des façons de définir un mot est d’examiner son antonyme, son contraire. Qu’est ce qui serait le contraire de « normal » et qu’est-ce qui serait le contraire de norme ? Curieusement, alors que je les oppose, leurs contraires pourraient sembler le même : ce qui n’est pas normal et ce qui n’est pas dans la norme pourrait être déterminé comme « anormal ». Mais il y a une différence entre ces deux statuts d’anormalité. Si quelqu’un n’est pas dans la norme, et est donc anormal, il ne s’agit pas tant alors d’une définition positive (l’endroit où il se trouve) qu’une définition par défaut (il se trouve dans un lieu qui n’est pas celui de la norme, où qu’il soit par ailleurs). On comprend donc que la norme est d’abord une question d’espace et de lieu. Par contre, « anormal » entendu comme le contraire de normal renvoie à une définition positive : être normal c’est posséder des caractéristiques qui vous définissent comme tel : le normal est une question d’être et de définition. Être anormal (contraire de normal), c’est ne pas avoir, positivement si l’on peut dire, ces caractéristiques. Concrètement, la norme, vous êtes dedans ou vous êtes au dehors, le normal, vous en êtes ou vous n’en êtes pas.

A partir de là, la question est : comment est-ce qu’on détermine un lieu appelé la norme et un lieu extérieur à partir duquel on dira que les gens de ce lieu sont dits normaux (définition de la « norme ») ? Et comment on détermine des caractéristiques qui font que d’une individualité donnée est dite anormale parce qu’elle a trop ou pas assez de ces caractéristiques (définition du «normal ») ?

La norme, selon Michel Foucault, est une invention récente alors que le normal est plus ancien. Cette idée de construire un lieu à partir duquel on pourra déterminer si quelqu’un est dans la norme parce que dans un tel lieu ou non est récente, non sur le fonctionnement des sociétés mais sur la problématique, la sociologie venant expliquer une situation existante vécue comme de fait. Quoi qu’il en soit, la difficulté réside dans la non superposition des termes « normal » et norme.
La norme répond à la problématique de déterminer où se trouve un individu et il faut donc préalablement que les notions d’individu et de population soit admises afin de déterminer où se positionne cet individu par rapport à une population donnée. En quoi avons-nous besoin de ces concepts de population, d’individu et de norme pour penser la place de chacun dans un contexte social donné, dans un système d’organisation?

Le normal, lui, s’inscrit dès la construction de la chrétienté. La question de ce qui vient en premier de l’équerre ou de l’angle droit, est d’une certaine manière une question contemporaine. Dans une pensée classique, il existe un ordre naturel qui inscrit l’angle droit comme premier et permet de définir ce qui est naturel ou normal et ce qui ne l’est pas.

Cette question de la norme je me la pose aussi en tant que pédopsychiatre et je me réfèrerais là à Georges Canguilhem dans son ouvrage « le normal et le pathologique » qui explique que si on raisonne la question de la norme en opposant le normal et l’anormal, il est possible d’opposer au normal le pathologique. Ce déplacement d’opposition, cette nouvelle distinction se crée avec l’invention de la médecine moderne qui peut être définie comme une nouvelle science qui condense la norme et le normal, et qui a réalisé une sorte de mélange extrêmement compliqué pour penser les questions de norme et de normal en déplaçant la question du normal du côté des normes et la question de l’anormal du côté du pathologique. Quel est le contraire du pathologique ? Ce n’est pas la santé mais quelque chose de l’ordre d’une norme. Et cette norme est calculée par moyenne d’un ensemble significatif de population. Prenons l’exemple d’une norme de présence d’un élément dans le sang. La moyenne d’une population permet de déterminer une normale à 1. La norme (scientifique qui détermine le bon territoire) et le normal (ce qui doit être) se retrouvent indistingués. Tout individu ayant 0,5 ou 1,5 sera donc dans le pathologique –et non pas dans l’anormal.

Qu’est-ce que vous diriez de la norme
et qu’est-ce vous diriez du corps dans un rapport pédagogique tel que l’enseignement ?

RP : Là encore c’est d’abord cette idée qu’il va exister un comportement social guidé par la société dans laquelle j’évolue et qu’il y a donc des normes qui vont caractériser des comportements dits normaux. A partir du moment où des individus sont entre eux vont émerger des normes et également des comportements jugés comme étant normaux ou déviants. Même chose pour le rapport au corps en se situant du côté de la norme: à certains moments le corps sera montré, à d’autres moments le corps sera caché.

Dans une société où les individus tendent vers une homogénéité –progrès de la médecine, manière de s’habiller, etc.- l’une des façons d’introduire de la différence est de se distinguer de la norme par exemple avec le boddysculpt ou le percing. D’un côté je me distingue des autres et je sors de la norme et en même temps, mon comportement se généralisant j’entre à nouveau dans la norme. Le rapport au corps montre donc, comme exemple, la relativité de la norme.
Il existe toujours dans le social l’attente des rôles (enseignant – étudiant) et une représentation de ce que l’individu va mettre en scène dans un contexte de normes et donc répondre aux attentes et aux exigences des autres.

JBG : En tant qu’enseignant, il est possible d’être rassuré par les normes données par son statut et il est aussi possible de s’interroger sur les normes que je suis censé véhiculer, normes de savoirs, nomes de pensées, normes de comportements.
Une autre question, assez terrible, serait : suis-je un enseignant normal? Suis-je un enseignant déviant ? Enseignant est un titre, un nom, qui vient identifier une fonction, et pour certains sceller une identité, dans une institution insérée dans un contexte social et offre une sécurité : horaires, programmes, protocole, lieux, etc. Mais en réalité c’est une relation qui par le langage expose chaque instant aux défaillances et jamais il n’est dit comment il faut faire.
Michel Foucault présente des points de normalisation des conduites comme la caserne, l’hôpital, la prison, l’usine, l’école dans lesquelles on incite les corps à se conduire d’une certaine façon en véhiculant un ensemble de prescriptions inconscientes ou perçues comme tel. On va convaincre l’ouvrier de se comporter comme un ouvrier, convaincre et amener le prisonnier à ce comporter comme un prisonnier et amener l’écolier ou l’étudiant à se conduire comme un écolier ou comme un étudiant c’est-à-dire à agir avec son corps spontanément selon une construction intériorisée. Ainsi un étudiant agit exactement comme doit agir un étudiant c’est-à-dire s’identifier à une identité d’étudiant. Etudiant c’est une fiction. Enseignant c’est une fiction. Mais certains croient à ces fictions et produisent ainsi une forte inertie.
Une autre question est : qu’est-ce qui se passe lorsque j’agis de telle ou telle manière devant des corps porteurs de vie, porteurs de fantasmes, d’une histoire, d’aspirations? Il y a souvent le souci que cela se passe bien, se passe « comme il faut » mais cela ne se passe jamais « comme il faut ». L’expérience d’enseignement, comme l’expérience de gouvernement, comme l’expérience de psychanalyse, montrent que c’est toujours un ratage (déperdition, entropie, savoir ignoré, etc.) et que ce qui était tenu par vous comme acquis est toujours dissipé, toujours transformé, toujours perverti, provoque des effets inattendus.
(suite de l’article dans la revue papier)

Perdre corps
par Thierry Lafont

Comme perdre pied, je perds corps.

Pour un danseur, cet énoncé ressemble à une mort annoncée. Pourtant j’ai aimé perdre LE corps, ne plus être moi mais ce corps de la danse, ce lieu de métamorphose, ce lieu de vie. Le passage de vie et mort tient donc à peu de chose, juste un article, la disparition du « le » me conduit à disparaître.
Comment ce petit article peut-il se détacher de son corps ?
Que porte-t-il comme sens profond pour conduire à cet écart d’état ?
Qu’est-ce que perdre corps ?
Perdre corps : je plonge dans le contraire de cette sensation : non cette certitude, dont j’aime tant à débattre : à savoir que le corps peut apporter la pensée, la pensée peut nourrir le corps. Seulement, je perds corps, car la tête est la seule présente, l’esprit, la pensée, sont omniprésents, et ne se relient plus dans le corps, il n’y a plus de liens, juste ce remue-ménage d’idées noires, le corps s’est perdu, non, s’est détaché.

Perdre corps comme perdre son identité, un sans domicile, un sans corps : ne plus savoir qu’être. Avant j’aimais être des corps, celui de la danse, qui me donnait ce corps de l’homme, celui de la vie. Oui danser, pour moi se résume à acquérir d’autres corps, se mettre au service du geste, du mouvement qu’il inscrit, devenir un corps textuel celui du langage du corps. Ce corps qui danse évacue peu à peu le corps du quotidien, il fait table rase, il doit plonger dans le corps, à l’extérieur : sa place dans l’espace, en surface : la peau du corps, en dessus : la chair du corps, en dedans : les os du corps, en profondeur: la pensée du corps. Danser nécessite l’accomplissement de ce cheminement. Danser, rejoint l’idée de Michel Foucault, du corps utopique.

C’est cela je suis ne suis plus un corps utopique.

Pourquoi je me suis ainsi perdu ?

Où les forces m’ont-elles abandonnées ?

Pourquoi je n’arrive plus à me concevoir comme utopique ?
Une certitude de ne pas m’être perdu seul, je ne crois pas que cela soit possible, on est perdu, on ne se perd pas. La perte implique les autres, pour se perdre il faut de l’aide, un entourage qui délivre des pistes, qui balise des chemins, qui instaure des endroits de perdition.
Maintenant, il faut me mettre en quête de cette construction de la perte, inlassablement parcourir le terrain à la recherche des indices de la perte. Faire des ceux-ci des jalons pour ramener à la surface le « LE » du corps.

Reprendre pied et reprendre le corps : l’acte à accomplir en premier.

Se mettre les deux pieds dans le corps.

Se placer dans le corps.

Reprendre en main un état de corps.

Interroger l’artiste et sa mise en acte.

… l’envie de rester à la surface…

« …Ce qui tissent les histoires, les chansons… » ou peut-être les danses. Je me sens comme un écrivain de danse, ou plutôt écrivain du corps qui danse. Il y a un terme officiel, et très prisé, pour désigner cet acte d’écriture, celui de chorégraphe. Mais vous comprendrez que j’ai quelques ennuis avec ce terme. Il ne me parle plus, ne me fait plus vibrer. Est-ce cette raison qui me donne l’élan pour cette lettre, ce besoin de donner à lire comment la danse pour moi est écriture ?

Non je me dois d’être honnête encore une fois : j’écris car on est en train de m’enlever toute possibilité d’écriture du corps qui danse. Je ne suis pas le premier à qui cela arrive, et pas le dernier malheureusement, mais qu’importe cela crée du remue-méninges. Tous ces mots du corps qui risquent ne plus pouvoir s’écrire remontent à la surface. Ils demandent à exister alors que tout coule.

Mon métier, puisqu’il s’agit bien de cela, ce métier que j’ai appris, que je continue à apprendre, que j’enrichis, que je décore aussi de quelques diplômes pour être hors de tous reproches, se base sur cette écoute profonde du corps à corps qui me travaille, me donne à penser. C’est un contrat entre nous, ce que veut l’un, l’autre le fait, l’accomplit. Il semblerait qu’aujourd’hui mon travail est de mettre en mots, sur papier, cette danse. Il ne s’agit que d’un transfert d’outils pour donner la possibilité d’écrire des danses. Je me dois de parler de ce danger oppressant de cet arrêt du travail chorégraphique. Une sorte de révolte, il me faut crier ce corps qui ne comprend plus pourquoi il doit se stopper, et de quel droit ? Apprendre peut-être de ces mots le renoncement. Renoncer comme retrouver la liberté de dire. Dire le renoncement. Dire que je me bats avec cette notion d’arrêt, de l’immobilité du corps, car je suis menacé dans ce que je tiens de plus précieux en l’homme : son humanité. Je ne veux pas abandonner cette part d’humanité, et ne veux pas vivre en non respect de l’autre parce que menacé. Pour cela il faut faire des choix, on m’oblige au choix, quoiqu’il en soit il y a choix, si difficile, voire bouleversant. Pourtant choisir fait partie de la vie.

Voici quelques années ce choix a pris racine en moi, et je l’ai intégré à ma structure corporelle. Mais l’intégration et la décision ne jouent pas de la même mesure. Aujourd’hui il faut vraiment choisir, ne plus envisager. Il faut faire acte de ce choix, le détacher de sa structure interne, le poser face à soi, entrer en négociation avec lui. Et les problèmes commencent : je ne suis pas quelqu’un de la négociation mais plus de la rupture, de la cassure, de la dureté. Ecrire pour apprendre à me négocier, à m’envisager avec un peu plus de douceur, de tendresse…

Ce choix se traduit par perdre sa place d’artiste.
– Un sourire ?
– De quoi parle-t-on, de quelle place ?
– Une réponse simple , évidente, coulant de sens : AUCUNE.

Pour asseoir une démarche artistique, il faut un point d’ancrage, un terrain d’appui. J’ai voulu depuis 1993, par choix m’inscrire en Auvergne. J’y ai cru, tout me semblait favorable: le rêve ne suffit pas, la conviction non plus. Portant j’ai tenté cette inscription, avec conviction, passion, exigence, rigueur, sans compromis avec singularité, et parfois avec hargne. Je me suis laisser allé à ce territoire, pour construire une démarche, pour faire croître cet art chorégraphique que je défends, qui me constitue.
(suite de l’article dans la revue papier)

Le Juste, l’Injuste et les intelligences citoyennes
par Manjo Hansotte

L’enjeu de l’éducation populaire aujourd’hui, au niveau local et mondial, est de permettre aux citoyens d’articuler trois repères, à savoir l’expérience vécue, l’apprentissage lié à cette expérience et les rapports de pouvoir dont ils sont victimes : pouvoir arbitraire des entreprises, pouvoirs arbitraires des contrats d’emploi, violence des rapports hommes – femmes, destruction de l’environnement, injustices dans le rapport à la santé, au logement…

Le propre de l’éducation populaire est donc de permettre concrètement à des groupes de reconstruire des rapports offensifs, à travers des interactions fortes entre les expériences vécues comme injustes ou comme réussies et les apprentissages qui en découlent. A partir de là, on peut rechercher comment modifier le rapport au pouvoir subi : retrouver le pouvoir personnel de dire, de refuser ou d’entreprendre une action, soit « le pouvoir de » ; mais aussi retrouver l’intelligence collective du « pouvoir avec », le pouvoir collectif d’entreprendre un combat, une action. Cette disposition individuelle et collective, je l’appelle «potentialisation», un engagement dans une action transformatrice, à partir d’une démarche méthodologique qui repose sur la « potentialisation des témoignages ordinaires ».
Le pacte citoyen : l’intelligence narrative

Du « JE » AU « NOUS » ET DU « NOUS » AU « NOUS TOUS ET TOUTES »
Rendre aux citoyens des capacités d’intervention politique, au niveau local, régional, national ou international, se révèle de plus en plus essentiel, en partant de témoignages – récits, sur les questions touchant au Juste et à l’Injuste dans nos sociétés. La personne qui met son expérience en récit est amenée à pratiquer deux démarches. La première démarche consiste à rassembler des souvenirs épars et à les ramener à la mémoire, en les nommant et en leur donnant un poids, une orientation positive ou négative. Dans les cas d’injustices graves, cette remémoration peut favoriser un début de reconstruction de la personne. La seconde démarche consiste à replacer les souvenirs dans un récit séquencé chronologiquement et logiquement, de façon tout à fait subjective, dévoilant l’intentionnalité consciente ou inconsciente du narrateur, car dans son récit se trouve à l’œuvre une vision implicite ou explicite d’une vie meilleure, plus juste…..
(suite de l’article dans la revue papier)

L’ERRANCE
par Bernard Piffault

VIVRE

Elle, ballottée dans ces années noires de guerre avec des amours qui n’en reviennent pas et d’autres qui ne s’en remettent pas.
Ressac de l’histoire maternelle à la guerre précédente.
Ces années là, la solidarité et la complicité du voisinage apportèrent le bonheur quotidien. Malgré ce cocon laborieusement tissé, elle connu aussi les larmes. Ballottée de chagrin en bonheur, de peur en éclaircie.

Lui, héritier d’une histoire familiale qu’on veux oublier, héros de cette guerre dévastatrice où les filles et fils de ces ancêtres sont poursuivis par la horde. Pendant qu’il vole, qu’il flirte avec les nuages et la mort, son père fuit les rafles qui secouent Paris. Sa mère et sa sœur suivront. Tous trouveront refuge dans la forêt et le bocage.
Pour Elle, pour Lui, c’est la course, la survie, la crainte un peu comme tout le monde, un peu plus que tout le monde.
Pendant ces années, de fuite en oubli, d’errance en cocon, chacun à retrouver les blessures du passé, chacun a senti l’imminence d’une question. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Chacun a reconstruit un peu. Avec ardeur pour cacher la ruine et éviter que les événements n’aient prise sur la vie. Etre proche de la mort, du néant mais tenir le souffle pour aller plus loin et rester en vie.

Le fracas s’estompe. Le tumulte cesse. L’espoir s’installe.

Marqués de leurs différences, Elle et Lui se noient dans la masse. Comme d’autres, tournant le dos à l’exception, ils rejoignent le troupeau. La vie reprend. Vie ou simulacre ?
L’histoire a fait trace dans leur existence. Le bouleversement est profond, touchant l’intime. Et, subsiste au tréfonds des entrailles, en boule au bord de la gorge, le Cri. Étouffé ? Jusqu’à quand ?

Alors ! Obstinément, rejoindre la masse et s’y fondre, s’y perdre pour oublier. Est-ce possible ?
Les images ressurgissent au fonds de la nuit. Les paroles lancinent la délation, la trahison, les épreuves … la fuite. Fuir ! Se cacher, se fondre dans le troupeau. Ne pas être différent, être comme tout le monde.

Un jour, une rencontre… La plongée dans l’anonyme, dans le rien, dans la mort, s’arrête. Ces deux là cessent de s’agiter et de vouloir ressembler au commun. A l’écart du troupeau, leurs forces se reconstruisent, leurs rêves reprennent corps et vie. Leurs rêves deviennent tumulte et cavalcade d’espoirs. Eux, rien autour, comme si il n’y avait pas eu « d’avant ». Comme s’ils pouvaient bâtir un « après » sans que le passé ne surgisse. Persuadés qu’ils seront plus fort. Enivrés de l’amour, du désir, de l’étincelle qui fait espérer la vie. Refaire la vie pour effacer la mort. Fol espoir !

Rendez-vous furtif et voyage qui éloignent du quotidien. Petit billet pour dire à l’autre sa présence. Petit cadeau pour rappeler à l’autre son attache, son espérance. Vie cachée, plaisirs cachés, complicité du « tout est possible », du « notre ailleurs peut durer ». Cependant, l’histoire est là ! Recommencement, suite, poursuite …

Elle et Lui, posant la question jamais formulée, mais depuis toujours inscrite. Celle de l’amour fou, de la fin des malheurs, de la fin des fuites. Celle du désir de vivre. Oubliant un instant le troupeau qui petit à petit, érode le calme dans lequel ils construisent leur Monde. Monde-parenthèse d’un bonheur, dont le sentiment de la fin leur arrive. Monde-parenthèse dont ils ne savent comment il relèguera l’Histoire. Monde-parenthèse dont ils ne savent comment il les sortira de cette histoire
Elle, sans espérance d’un souffle à transmettre car l’enfantement n’est jamais survenu, lui oublieux d’une autre et des enfants déjà là.
Surprise, catastrophe, épouvante, miracle … La Vie trouve une réponse, l’enfant ! Fruit d’un arbre oh combien surprenant. Du plus profond des racines, ce que l’on croyait mort revit. Tout ce qui a été enfoui se lie et s’entremêle. Quel tourment cette enfantement !
Quel rappel à l’ordre ! Rappel à l’ordre sur la manière de poser la question, sur comment rompre le fil des histoires dévastatrices, sur comment transformer ce terreau de douleur et de blessure en un terreau de vie.

Cette réponse, va-t-elle les faire entrer dans le troupeau ? Changera-t-elle le cours de leurs mondes ? Est-elle une fin ou un début ? Le troupeau est de plus en plus proche inexorable, envahissant. Il les absorbe tant, qu’ils cacheront leur histoire.

Elle a laissé quelques bribes à l’enfant juste pour que la curiosité soit rompue. Le secret est conservé.
L’enfant est là sans reconnaissance, héritier de fantômes qui marqueront sa vie.
Lui a posé le secret, scellé dans le silence cette parenthèse, a-t-il pu la fermer ? Qu’a-t-il conservé dans son cœur, dans son regard.
Qu’espéraient-ils de cet enfant ? Quel projet ont-ils eu pour l’enfant ? Le souhaitaient-ils dans la masse, noyé, gris, discret incolore, inodore ? Ou lumineux, vif, remarquable, pas comme les autres …

La fin de cette rencontre, est-ce une querelle ? Dans l’impasse, ont-ils laissé le temps la dissoudre? Laissé le temps passer sur cette étincelle pour qu’à bout de souffle tout s’arrête ? Pour une fin, il eut fallu que l’enfant ne soit pas ! Impossible, il est la réponse. Il est là pour transformer la mort en vie, pour que l’étincelle de leur amour si court, si fort perdure. Il est là pour ne pas être dans le troupeau. Il est là pour rappeler la différence et la force des racines. Il est là pour vivre.
(suite de l’article dans la revue papier)

Quand la démocratie déblogue
par Eric Dacheux

Pour enrayer la défiance des citoyens, de nombreux élus politiques se tournent vers le Net. La mode du blog est le dernier avatar de cette tentation technologique. Lancée, semble-t-il, par Dominique Strauss-Kahn et ennoblie par Alain Juppé, cette mode a été suivie par la plupart des ténors politiques, de Dominique de Villepin à Laurent Fabius en passant par Jack Lang, Alain Lipietz, etc.

Le blog, sorte de journal intime multimédia et interactif accessible à tous les internautes, possède bien des atours politiques séduisants nos élus. Il donne une image moderne, dynamique de responsable « en phase » avec la société, tout en semblant offrir la possibilité de se réconcilier avec ceux qui fuient comme la peste l’arène politicienne : les jeunes. De plus, il permet de s’affranchir des contraintes médiatiques audiovisuelles en offrant la possibilité d’une expression plus longue et plus nuancée que les sempiternelles petites phrases. En outre, en ces temps où les sondages perdent de leur crédibilité, ils permettent aux hommes politiques de prendre un pouls qualitatif de la société, de comprendre plus finement les raisons du soutien ou de l’antipathie des citoyens. Enfin, ils contribuent à la désacralisation nécessaire de la représentation. Le blog rappelle que l’homme politique, fut-il candidat aux plus hautes fonctions de l’Etat n’est pas Dieu – n’en déplaise aux tontons maniaques – mais un homme parmi les hommes qui affiche publiquement ses doutes, ses colères, son passé professionnel, ses rêves politiques, etc. Le blog vient donc enrichir la palette déjà fort variée des outils de communication politique à disposition de nos dirigeants.
Cependant, ce nouvel outil est moins inoffensif qu’il n’y paraît. Par exemple, il n’est, par définition, accessible qu’aux seuls internautes et exclue, de fait, tous ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir un logement, un ordinateur et un abonnement. Loin de réduire les distances entre les élus et les citoyens, il creuse le fossé entre les élites et les exclus. De plus, censé dévoiler l’intimité de l’homme, il ne révèle, bien souvent, que les calculs du politique. Beaucoup de sites sont, en réalité, gérés par des conseillers en communication qui essaient de faire passer les vessies du marketing pour les lanternes de la sincérité. Même lorsqu’ils sont réellement rédigés par nos représentants, les propos sont soigneusement pesés. Loin de pensées intimes sur sa vie sociale et professionnelle, le blog n’affiche, la plupart du temps, que des informations pratiques concernant l’agenda de l’élu, des propos convenus sur des thèmes pas toujours d’actualité, et des « ballons d’essai » permettant de tester les réactions des internautes et des journalistes venant volontiers s’abreuver à cette nouvelle source d’information.

Surtout, le développement de cet outil repose sur une injonction politique aussi simple que trompeuse : il faut remédier à la vieille crise de la représentation par de nouveaux outils techniques. Or, d’une part, ce qui est réellement en crise, ce n’est pas le principe représentatif en lui-même (des représentés désignant un représentant pour une durée limitée), mais la confiance qu’ont, aujourd’hui, les citoyens dans leur classe politique. D’autre part, le lien technique ne crée jamais le lien politique.
(suite de l’article dans la revue papier)

Figures de l’habiter, modes de négociation du pluralisme
par Marianita Palumbo

Cette analyse se base sur les discours et les parcours des habitants et des usagers que nous avons interviewés et suivis dans leurs trajets quotidiens aussi bien que sur les observations de leurs modes d’orientation de l’action en public.
Nous nous intéressons aux compétences et aux stratégies que les citadins développent pour vivre dans ces espaces publics où se superposent des domaines de rôles et des scènes normatives; ce sont des capacités à comprendre et à interpréter les situations d’interactions dans ce quartier qui héberge dans son espace public des pratiques très différentes, diversement localisées ou temporellement successives. Nous avons interrogé les espaces traversés et évités, leur description parallèlement à leur utilisation. Dans les interviews itinérantes effectuées, on peut dégager différentes « postures » intellectuelles et factuelles aussi bien que relationnelle par rapport à la diversité vécue au quotidien. L’espace public et pluriel du quartier se décline alors, selon les interlocuteurs, en espaces d’accessibilité (impliquant un degré d’hospitalité ressenti) et en territoires évités ; en moments d’utilisation et temps d’évitement. La question qu’on se pose ici est celle de la modalité de relation à la diversité et à l’espace qui la contient, à travers l’étude des discours, des parcours, des catégories descriptives, des habitudes de consommation et de loisir.

Afin de distinguer les différentes façons d´habiter – et de se faire habiter par – le quartier, je propose ici quatre registres du rapport au quartier sans oublier la fonction heuristique de cette catégorisation. Les limites de chaque catégorie sont floues ; il s’agit d’une gamme non exhaustive de catégories qui a émergé de la réorganisation des matériaux recueillis. Celles-ci regroupent des façons différentes d’appréhender l’espace public et de négocier avec le pluralisme. Elles suggèrent différentes modalités de co-habitation avec la différence : on peut en effet dégager de cette catégorisation diverses postures dans l’espace public, des engagements relationnels distincts, des perceptions et connaissances variables du quartier.
Dans cette catégorisation la question du pluralisme est posée au prisme des relations de voisinage et dans l’espace spécifique de proximité du quartier, notre questionnement général étant, en un mot, comment s’articulent altérité et proximité. Les quatre façons de « Trouver sa place » ici retenues sont autant de modes de négociation et d’interaction dans le public et autant de déclinaisons du jeu identitaire, entre mécanismes d’identification (« s’identifier à ») et d’assignation (« être identifié à ») .

« Faire avec »
« …Au début tu te poses des questions, est-ce que c’est dangereux? et rentrer la nuit? C’est quand même un quartier où il y a une énergie spéciale aussi. Les gens un peu drogués ou les vendeurs de cigarettes, il y en a beaucoup ici sur le boulevard Barbes et autour de l’entrée du métro là. Je me suis habitué à faire mes petits trucs sans pour autant sentir une certaine crainte parce que je sais qu’ils vont pas venir m’agresser ou me demander mon fric, il y a pas cette énergie-là. Au début tu te sens dans une insécurité, puis j’ai pris l’habitude que voilà, ils sont là, ils font leurs choses que ça te plaise ou que ça te plaise pas, tu fais ta vie avec! Mais au début tu te demandes s’ils vont être agressifs avec le blanc qui est là quoi. » (Promenade commentée avec Monsieur Daniel)


« Faire avec » suppose une identification de et une orientation dans la pluralité sur un mode distancié au niveau des pratiques aussi bien que dans les discours. Elle peut aller de l’indifférence à une connaissance plus précise des autres, leur distinction interne (arabes, noirs, musulmans, catholiques, habitants, non habitants) étant déjà une forme de connaissance revendiquée en tant que telle. Cette posture s’accompagne d’une éthique du « moindre frottement » (Toubon et Messamah 1999) qui règle la proximité des « autres » avec la distance. Dans cet extrait d’entretien, même si la population « dérangeante » n’est pas décrite en termes d’ethnicité ou d’appartenance nationale ou de couleur de la peau mais plutôt en termes de pratique déviante ou de commerce illégitime, elle suscite chez notre interlocuteur une définition de lui-même en termes « racial » de « blanc ». Le blanc apparaît ici comme l’intrus qui doit s’adapter sur un mode d’évitement établi et reproduit automatiquement. Il est donc en position minoritaire.
La pratique intense da la rue par la population de toxicomanes et de vendeurs à la sauvette est ici décrite comme déviante dans l’absolu mais acceptée dans l’espace précis de la station Barbès tout en constituant l’objet d’une posture d’ignorance à son égard : une fois neutralisé le supposé danger grâce à l’expérience quotidienne, le processus de connaissance s’arrête pour laisser place à une attitude qu’on peut qualifier avec Goffman, d’« inattention civile ». La distribution sur l’espace des appropriations parallèles par d’autres habitants s’accompagne d’une stratégie d’évitement essentielle à cette posture du « Faire avec ».
« En tant que femme, j´aime pas la rue de la Goutte d´Or, je trouve qu´ils sont trop… c´est l´ambiance Maghreb, il y a plein de mecs rassemblés, en train de discuter, t´as presque pas de femmes dans la rue, chaque fois que j´y passe je ne me sens pas bien, alors que dans la rue Polonceau, dans le quartier Dejean, c´est ambiance africaine, je me sens bien dans la rue, autant coté Goutte d´or je ne me sens pas á l´aise. Du coup pour aller au métro je passe par le boulevard. Même si c’est bruyant etc., je préfère même si de l´autre côté, c´est plus calme et dès que c´est ouvert, je passe par la Villa Poissonniers, c´est agréable, il y a des plantes…Voilà. » (Madame Laure)
La pratique de l’espace se définit par rapport à cette fixation des «autres cultures» (qui sont souvent d’autres façons d’occuper l’espace public) sur une portion du territoire du quartier. L’espace est qualifié et partagé en « ambiances ethniques » distinctes mais aussi en ambiances sexuées : le genre devient la catégorie mobilisée pour justifier un choix d’usage, l’espace étant donc, en retour, révélateur du genre.

« Dans le quartier il y a quand même des différences : quand je vais faire mes courses je ne vais pas ici au Franprix, c’est trop glauque, ça fait zone. Et les boutiques de la rue à côté, il y a un décalage énorme, c´est pas du tout adapté, les gens du quartier n’y vont pas! Il y a jamais personne! Ces arcades-là par exemple, ça fait zone, il y a pas plaisir à faire ses courses ici. J´y vais pour prendre une bricole, voilà, j´aime pas cette partie du quartier. Par contre, quand je vais côté Dejean j’aime qu´on habite de ce côté-là. Si j’habitais ici rue de la Goutte d´or je ne crois pas que j’aurais eu le même sentiment vis-à-vis du quartier, je ne me sentirais pas à l´aise dans mon quartier. Je préfère l’ambiance côté quartier Dejean, je sens vraiment qu´il y a une frontière, c’est l’ambiance africaine quoi. Heureusement rue Polonceau on est déjà côté Afrique ». (Madame Laure)
Derrière ces descriptions et ces distributions d' »ambiances ethniques », émerge le sentiment de faire partie d’une minorité : l’affirmation d’une majorité africaine à un endroit précis du quartier en opposition à la présence arabe qui serait plus importante ailleurs, renvoit d’un côté à l’expérience de Laure de faire partie d’un groupe minoritaire dans le quartier et de l’autre côté au fait de la coprésence d’altérités diversement « acceptables ».

Autre élément faiseur d’ambiance : l’esthétique du bâti, enrichi de son pouvoir évocateur d’un ailleurs stigmatise comme celui de la zone. Autant que l’immobilité et la densité des acteurs autour de la station, certaines ambiances peuvent être perçues comme perturbatrices de l’évolution « normale » des citadins dans l’espace public. En réaction à cela, il y a mise en place de tactiques d’évitement de l’ordre du contournement planifié ou bien de l’introversion, du repli sur soi qui s’accompagne d’une attitude à se montrer occupé, ou en retard, en tout cas pas disponible. Le « faire avec » semble donc se construire sur l’art de l’inattention focalisée pour s’assurer le désengagement nécessaire au passage sans arrêt, sans engagement.
(suite de l’article dans la revue papier)

RAPPORT IPHIGÉNIE
par Sophie Lannefranque

EXTRAIT 1- TABLEAU DE FAMILLE ( Nous avons éclaté. )
IPHIGENIE
J’ai grandi avant toute petitesse je portais ma force à bout de bras au-dessus de ma tête
froide sur mes jambes trop courtes la naine-canon j’excellais dans ce rôle ainsi mon père
l’homme-orchestre de la guerre m’ajouta à sa collection de soldats j’entrais plombée dans
le rang je fus passée sous le robinet d’eau pétrifiante je ne crains pas la mort disait mon
corps à mon père qui le crut et m’y envoya. Sacrifice. J’avance avec les vaches vers
l’abattoir pourquoi ? Je ne vais quand même pas poser la question j’avance. Mon plus beau
profil découpé par le soleil livide sur fond d’arbres verts. Je suis un modèle, une publicité.
Ne pas décevoir. Face aux dieux sois héroïque ou patauge dans ton sang impur. Mon père
Agamemnon roi des talibans. J’avance. Je suis dans mon rêve. Je ne crois pas qu’aucune
lame puisse m’entamer. Je suis un roc. J’avance. Vers le sang.
(Ici la légende raconte qu’une biche m’a remplacée au dernier moment je fus sauvée par
une déesse etcetera. )
Mais en réalité ce fut seulement comme
…Du haut de mon socle
Glisser comme une savonnette
Tomber désarticulée
Sanglante
Au milieu des fleurs
Des cadeaux
Des bougies d’anniversaire
Le rire coincé dans la gorge
Ah ah
Chant.
Dans la mort moi vierge enfin j’ai eu lieu
par mon saignement premier et dernier
malheureux à dire mais vrai.
Dire que quelqu’un ici bas (et même d’autres)
Peut justifier mon assassinat
LA FEMME RALENTIT LE PROGRES DE L’HOMME
Disent-ils
Ils y croient
Ils sont nombreux
Un homme sait si bien en convaincre un autre
LA OU UNE FEMME TOMBE POUSSENT DIX MILITAIRES
Ils y croient
MISERE HUMAINE
AGAMEMNON- Tirer de manière massive et continue.
IPHIGENIE- Mon père. Agamemnon. Chef. J’ai peur.
AGAMEMNON- Petit animal.
IPHIGENIE- Au lieu de frapper ils détruisent les portes à la grenade.
AGAMEMNON- Que reste-t-il quand on enlève la guerre ?
IPHIGENIE- Moi.
AGAMEMNON- Petite nature muette. Rien que de te regarder me fait partir en arrière.
IPHIGENIE- Quand on ne sait plus d’où vient la maladie on dit : animaux. Bêtes folles.
Oeufs pourris. Je suis une chèvre.
AGAMEMNON- Sacrée.
IPHIGENIE- Il y croit. Son jeu est un délire.
AGAMEMNON – Que suis-je sans la supériorité ? L’infériorité.
IPHIGÉNIE- Il est inscrit depuis sa naissance au concours il veut son lot.
AGAMEMNON- Gagner.
IPHIGENIE- Un homme sait si bien en tuer un autre
Chant.
déhanchement viril pouce glissé dans la ceinture du pantalon leurs paupières battent d’ennui
parfois lentement une main monte jusqu’à la bouche les lèvres se referment sur la cigarette aspirent
la fumée de tabac la main redescend effleure le revolver dans son étui la lame gonflant la poche de la
veste et retombe lascivement contre la cuisse corps incertains
mais fiers
Mon père
Je voulais lui dire : « Aime-moi » et j’ai dit :
« Prends-moi dans tes mains comme une pierre et jette-moi contre le mur car je ne sais
même pas ce que c’est qu’une tête qui éclate. »
CLYTEMNESTRE- Il n’a pas hésité à l’abattre une enfant de quinze ans
IPHIGENIE- Clytemnestre. Ma mère-
CLYTEMNESTRE- Je n’ai vécu que pour toi
IPHIGÉNIE- Dit-elle balayant une mèche lourde de son front humide ( à Clytemnestre)
Je voudrais être le dernier de tes chiens de garde planté devant la porte alors tu me
regarderais
CLYTEMNESTRE- La vie est si triste je me suis remariée
IPHIGENIE
Chant.
Suis-je la fille de ma mère accroupie sous sa chevelure ?
(suite de la pièce dans la revue papier)

La salope éthique
Un guide vers des possibilités sexuelles infinies
par Dossie Easton et Catherine A. Liszt

Qui est une salope éthique?
De nombreuses personnes rêvent de vivre une vie ouverte sexuellement – d’avoir tout le sexe et l’amour et l’amitié qu’ils veulent. La plupart n’essaie jamais, croyant qu’une telle vie est impossible. De ceux qui essaient, beaucoup abandonnent, trouvant les défis insurmontables –ou tout au moins trop difficiles pour eux. Quelques uns persistent, et découvrent qu’être ouvertement sexuel et intime avec plusieurs personnes est non seulement possible, mais peut-être plus gratifiant qu’ils ne l’avaient jamais imaginé.
Certaines personnes ont pratiqué avec succès l’amour libre pendant plusieurs décades –souvent discrètement, sans fanfare. Dans ce livre, nous partagerons les techniques, le compétences, les idéaux qui ont permis que cela fonctionne pour eux.
Qui est donc une salope éthique ? Nous. Et de nombreux, nombreux autres. Vous aussi peut-être. Si vous rêvez de liberté, si vous rêvez de sexe, si vous rêvez d’une abondance d’amis et de flirts et de conquête consensuelle, de suivre vos désirs et de voir où ils vous emmènent, vous avez déjà fait le premier pas.

Pourquoi nous avons choisi ce titre
A partir du moment où vous avez vu ou entendu parler de ce livre, vous avez probablement deviné que certains des termes employés ici pouvaient ne pas avoir le sens auquel vous êtes habitués. Quelle sorte de personne se complairait à s’appeler salope ? Et pourquoi insisterait-elle pour être reconnue pour ses valeurs éthiques ? Dans la plupart des pays du monde, « salope » est un terme hautement offensif, utilisé pour décrire une femme dont la sexualité est vorace, indiscriminée et honteuse. Il est intéressant de noter que le mot analogue « étalon », utilisé pour décrire un homme hautement sexuel, est souvent un terme d’approbation et d’envie.

Si vous posez des questions à propos de la morale d’un homme, vous entendrez probablement parler de son honnêteté, de sa loyauté, de son intégrité et de grands principes. Si vous posez des questions à propos de la morale d’une femme, vous entendrez plus probablement parler des personnes avec lesquelles elle couche et dans quelles conditions. Cela nous pose problème.
Nous sommes donc fières de nous rapproprier le terme « salope » comme terme d’approbation, voire d’affection. Pour nous, une salope est une personne, indifféremment de son genre, qui a le courage de mener sa vie selon l’idée radicale que le sexe est agréable et que le plaisir est bon pour vous. Une salope peut choisir de n’avoir de relations sexuelles qu’avec elle-même ou avec tout un corps d’armée. Il peut être hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel, activiste radical ou banlieusard paisible.
En tant que salopes fières, nous croyons que le sexe et l’amour sexuel sont fondamentalement des forces destinées au bien – des activités avec le potentiel de renforcer des liens, améliorer des vies, créer une conscience spirituelle, et même changer le monde. Et, qui plus est, nous croyons que tous les choix sexuels consensuels ont ces potentiels – que toute voie sexuelle, consciemment choisie et suivie de manière réfléchie, peut être une force créative et positive dans la vie des individus et de leurs communautés.
Une salope partage sa sexualité comme un philanthrope partage son argent – parce qu’ils en ont beaucoup à partager, parce que cela les rends heureux de le partager, parce que le fait de le partager rends le monde meilleur. Les salopes découvrent souvent que plus ils donnent de sexe et d’amour, plus ils en ont -un miracle de multiplication des pains où le désir et la générosité vont main dans la main pour fournir plus à tout le monde. Imaginez vivre dans l’abondance sexuelle !

Être aventureux sexuellement
Le monde voit généralement les salopes comme des aventurières débauchées, dégradées, enclines à la promiscuité de manière indiscriminée, blasées, immorales, destructrices, incontrôlées et alimentées par une forme de psychopathologie qui les empêche de s’engager dans une saine relation monogame. Ah oui, et définitivement sans éthique.
Nous nous voyons comme des personnes engagées dans la recherche d’un équilibre sain par rapport au sexe, et dans notre propre libération pour apprécier notre sexualité et la partager d’autant de manières qu’agréable pour chacun d’entre nous. Nous pouvons ne pas savoir ce qui est agréable sans l’essayer auparavant, donc nous avons tendance à être curieuses et être aventureuses. Quand nous voyons quelqu’un qui nous intrigue, nous aimons être libre d’y répondre, et, en explorant notre propre réponse, découvrir quelles particularités de cette personne nous plait et nous excite. Nous aimons entrer en relation avec les gens, et tendons à être grégaires, appréciant la compagnie de différentes sortes de personnes, et nous complaire dans la manière dont nos différences élargissent nos horizons et nous offrent de nouvelles manières d’être nous-même.

Les salopes ont tendance à vouloir beaucoup : différentes formes d’expression sexuelle, des personnes différentes, peut-être des hommes autant que des femmes. Nous sommes curieuses de à quoi ressemblerait la combinaison des énergies de quatre ou cinq personnes dans une seule rencontre sexuelle incandescente ? A quoi ressemblerait le partage d’une intimité physique avec cette personne qui a été mon meilleur ami pendant dix ans ? A quoi cela ressemblerait avec cette personne si différente de moi ? Certains d’entre nous expriment plus d’une identité dans des rencontres intimes avec des personnes différentes. Certains aiment la séduction pour elle-même, comme une forme d’art, et certains transforment le sexe lui-même en art. Nous tous aimons l’aventure.
Quand Dossie était une jeune adulte, et pas encore consciente d’être une salope, elle s’est découverte fascinée par des personnes de toutes les cultures différentes qu’elle pouvait rencontrer dans le milieu urbain américain, et décrivait alors sa curiosité sexuelle comme sa norme personnelle d’anthropologie interculturelle.
J’adorais trouver des gens nouveaux et différents : j’ai appris énormément de personnes élevées dans des cultures plus émotionnellement et sexuellement expressives que la mienne, ou qui pouvaient voir la beauté là où je n’avais jamais regardé avant. J’avais grandi dans une petite ville monoculturelle de Nouvelle Angleterre, très rigide, blanche comme neige, WASP. Dans l’exploration de l’altérité j’ai découvert des réponses à beaucoup des dilemmes de ma programmation, ou de ma pensée héritée de ma propre culture : de nouvelles manières d’être qui fonctionnaient mieux pour moi.
(suite de l’article dans la revue papier)

Entendre le bruit sourdre des mots
par Francis Coulaud

ll y a cet aspect des choses qui se révèle parfois ; indéfinissable état où les objets et les êtres semblent se figer sur eux-mêmes, carapacés d’immobiles apparences, d’invariables fonctions, pour entamer à l’intérieur de cette armure d’imperceptibles mutations, des variations sur leur base
ces frémissements internes échappent à toute calcification ; floraisons discrètes épanouies hors de la pétrification dont elles émanent

il y a cette voix qui parle perpétuellement, incarnée dans différents supports : le cri d’un chien ou un aria magnifique
il y a cette voix qui parle perpétuellement et qui demande perpétuellement à être traduite
une voix incompréhensible, qui parle
il n’y a pas qu’une seule façon de la traduire : ce peut être le cri d’un chien ou un aria magnifique

la voix ne dit qu’une seule chose perpétuellement

il y a le corps, citadelle imaginée

il y a les objets, l’empire des choses

il y a le corps, désert où naissent les discours
(suite de la poésie dans la revue papier)