Efadine n°4 – septembre 2014

L’engagement
réflexion à partir des écrits de Miguel Benasayag.
par Céline Margerit

 Livres de références :           

– De l’engagement dans une époque obscure, co-écrit avec Angélique Del Rey

– Parcours, Engagement et Résistance, une vie, co-écrit avec Anne Dufourmantelle

L’auteur

Philosophe et psychanalyste, Miguel Benasayag est aussi un ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, où il a passé plusieurs années en prison. Depuis son arrivée en France, à sa libération, il a entreprit un travail de réflexion sur les luttes révolutionnaires ; comment mettre en place des contre-pouvoir sans s’enfermer dans les vieux schémas révolutionnaires. Il s’agit de tirer les enseignements des luttes passées, remplacer la puissance au pouvoir, le savoir à l’information, l’engagement au présent à l’attente de lendemains qui chantent.

Suite à ses engagements dans la guérilla en Argentine puis depuis la France, lui est apparu le besoin de penser, de comprendre ce qui se passe dans ces processus de lutte. Si l’on reprend ses paroles lors d’un entretien avec un journaliste « Tenter de changer le monde en étant prisonnier de l’idéologie, ça ne mène nulle part ». Il s’agit d’être chercheur en continuant à être militant. Son premier objet de recherche sera de tenter de comprendre ce qu’est cet élan de liberté présent dans les luttes révolutionnaires.

Il s’inscrit dans ce qu’il nomme la nouvelle radicalité ; positionnement né avec le mouvement du Chiapas en 1994 qui permet d’envisager le dépassement de la société de l’argent et qui met fin à l’idéologie « droit de l’hommiste ».

D’autres formes d’engagements ont pris la suite de son passage dans la guérilla. Il est le co-fondateur du collectif « Malgré tout », il participe à l’Université populaire de la Cité des 4000, à la Courneuve. Il coordonne l’université populaire de Ris Orangis. Il coordonne le programme de « dé-psychiatrisation » au Brésil à Fortaleza. Miguel Benasayag dirige depuis 2008 le laboratoire de biologie théorique Campo Biologico à Buenos Aires. Il intervient comme chroniqueur toutes les semaines sur Radio Nacional Argentine.

Miguel Benasayag tenait une chronique pendant l’émission Les Matins de France Culture. Lors de l’émission du 18 mars 2004, il présente un livre d’Évelyne Sire-Marin, du Syndicat de la magistrature, intitulé Police et Justice dont la thèse principale est la similitude entre les propositions du Front national en matière de sécurité et les mesures législatives prises par Nicolas Sarkozy, ministre français de l’Intérieur et Dominique Perben, ministre français de la Justice. Le livre en question indique que sur les vingt-quatre propositions du FN, onze ont déjà été mises en place par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin3,4.

Miguel Benasayag est invité à cesser sa collaboration avec France Culture le 19 mars 2004. Laure Adler, directrice des programmes de France Culture, dément « une mise à l’écart pour des raisons politiques » et avance que Miguel Benasayag a « transformé sa chronique en plaidoyer pro domo, pour sa propre vision du monde. Ce n’est pas ce qui était convenu. »5. Il est remplacé le 29 mars 2004 par la philosophe Geneviève Fraisse.

Parcours, Engagement et résistance, une vie.

Le livre « Parcours » construit à partir d’entretiens réalisés avec Anne Dufournantelle raconte sa lutte en Argentine puis en France. Traversé par l’emprisonnement et la torture, puis l’exil, il se construit une pensée de l’engagement, de la lutte, de la résistance et de la liberté.

Pour Miguel Benasayag, on est engagé, on ne s’engage pas. La question n’est pas le libre choix mais le fait d’assumer ou non ses engagements, en avoir conscience, les faire vivre. Chaque personne est un grain de sable pris dans le système et dans le système de nos engagements. La responsabilité ne se joue pas au niveau individuel. Cette humilité permet de survivre debout.

La force de la base, la puissance de l’agir, réside dans l’action, dans le faire-ensemble et non la recherche de pouvoir.

La liberté : « assumer ou non les situations que nous habitons et plus généralement le destin », « être libre, c’est précisément cela, dire non, concrètement, tous les jours, à la misère, à la pollution qui tue au nom de l’économie, à la ségrégation des handicapés ou des vieillards quand ils ne sont pas rentables». Dans ce sens « la liberté n’existe pas, elle est une question de devenir lorsque des être participent à des processus multiples de libération».

L’utilité pour la vie des choses inutiles, elles sont porteuses de sens. « l’utilitarisme produit des choses inutiles et dangereuses ».

Il insiste sur l’importance de protéger son intégrité morale pour tenir. Ceci grâce à plusieurs positionnements, d’une part la responsabilité ne se joue pas au niveau individuel, d’autre part le bourreau est pris pour ce qu’il est, un homme dans le système, « je suis un homme comme lui (le bourreau), il ne me touche pas ». La protection de son intégrité permet de s’engager en entier. Cette protection c’est là où je ne me laisse pas blesser, c’est la question du sujet.

Il s’agit aussi de mettre l’acte dans son contexte, histoire, « notre époque d’individualisme et de libre arbitre aime faire l’apologie de l’acte tout en oubliant les 35 années qui nous y conduiront ».

Il pose l’engagement comme une force qui transcende nos vie et nos corps. Cela nous traverse, « on n’incarne pas ses engagements », on pourrait dire que nos engagements s’incarnent en nous. Cet engagement s’inscrit dans des luttes et son sens est la recherche du développement de la vie, de la puissance. « La rentabilité d’une lutte c’est une idée capitaliste. La vie qui lutte à travers nous, la vie qui pousse à travers nous, elle gagne toujours ». Par contre il récuse la logique de l’affrontement : « la logique de l’affrontement (pour réduire le mal), c’est l’essence même du capitalisme qui puise sa raison d’être dans l’existence d’un « adversaire », « la logique de l’affrontement, ce passage sans retour dans lequel le sens est donné par la croyance dans le mal, dans l’ennemi à abattre, ne signifie pas assumer un affrontement, assumer un affrontement c’est entrer dans un engagement ».

La lutte n’est pas du côté de la haine ou de la vengeance : « la haine est ressentie par ceux qui acceptent l’impuissance et ne se révoltent pas. Quand on se révolte, on n’a pas de haine envers l’autre », « la vengeance est un rêve de ceux qui ne se sont pas révoltés, la justice n’est pas une vengeance ».
(suite de l’article dans la revue papier)

Les conditions de l’autonomie – 31 décembre 2013
par Alain Brossat

 La question de l’autonomie soulève d’emblée un paradoxe vertigineux : pour en bien parler, pour en rigoureusement parler, il faut s’intéresser à ses conditions. Celles-ci, nous le savons bien, sont de toutes sortes : économiques, sociales, culturelles, psychiques… Dès lors, que reste-t-il de l’autonomie, fût-ce comme possible si celle-ci est soumise à tant de conditions ? C’est autour de ce paradoxe que j’aimerais organiser mon exposé, en suggérant que c’est là que se situe le vrai point de rencontre entre critique et autonomie : le travail de la critique consistant, pour l’essentiel, en la matière, à penser les conditions cachées de l’autonomie et, en conséquence, à débusquer les illusions d’autonomie, là où précisément ces conditions sont ignorées ou font l’objet d’un déni. Je vais, pour commencer, appuyer ma réflexion sur un film qui fait partie du patrimoine cinématographique mondial, La foule – The Crowd, de King Vidor (1928), un film muet, par conséquent. Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune provincial états-unien, John Sims, qui est né sous une bonne étoile – le 4 juillet 1900, le Jour de l’Indépendance, donc, la première année du siècle. Son père, lorsqu’il le voit à sa naissance, s’exclame que « le monde va entendre parler » de ce nouvel arrivant. Dès son premier âge, sa famille prend grand soin de lui, lui fait donner des cours de piano et acquérir toutes sortes de savoirs destinés à ce que cette prédiction se vérifie ; à faire en sorte qu’il se distingue à tout prix parmi tous les autres. A l’âge de douze ans, discutant avec ses copains de ce qu’ils feront quand ils seront grands, il reprend à son compte la prédiction paternelle : « My Dad says I’m going to be somebody really big ! ». Dès cet instant, John Sims va se conduire constamment non pas seulement comme si l’avenir lui appartenait, mais comme s’il se distinguait radicalement de l’homme ordinaire ou bien, comme le dit le titre du film, de la foule, en ceci qu’il serait, lui, maître de son destin, tandis que tous les autres seraient, eux, pour l’essentiel placés sous l’emprise de toutes sortes de déterminations – sociales, économiques, etc. A l’âge de 21 ans, il « monte » à New York, persuadé, en naïf petit Rastignac américain qu’il est, que la métropole lui appartient et qu’il va se séparer de la masse en soumettant les conditions extérieures aux conditions de son talent et de sa volonté. En d’autres termes, Sims est l’archétype de la particule élémentaire de la société des individus (Norbert Elias), celui qui ne peut appréhender sa condition (individuelle dans la masse) que pour autant qu’il se perçoit comme « plus différent » que tous les autres et même, dans le cas de Sims, le plus différent de tous – une différence en forme de distinction et d’exception positive, ici. Ou bien, dans les termes qui sont ceux de notre colloque, il oppose son (imaginaire) autonomie souveraine à l’inexorable hétéronomie de la masse qu’il a sous les yeux. Cette illusion de souveraineté ne se réduit pas à un vague sentiment de liberté : John Sims est convaincu qu’autant la masse est vouée à la tyrannie des conditions existantes, autant, lui, a la capacité de se donner à lui-même sa propre loi », non pas au sens où il s’agirait de s’affranchir des codes moraux ou juridiques, mais pour autant qu’il est convaincu de pouvoir, lui et lui seul, arracher son existence au corps de la masse et faire valoir des qualités qui lui appartiennent en propre. S’il était plus attentif à l’origine de cette certitude, il remarquerait à quel point son fondement est obscur et repose sur une aporie : c’est son père, sa famille qui l’ont destinés à se croire différent et autonome, là où tous les autres seraient voués à l’hétéronomie. C’est dans cette insurmontable dépendance filiale que s’est forgée cette illusion, un destin se substituant, tout simplement à un autre…

Ce film est une fable, donc. Celle-ci va prendre la forme de l’enchaînement inflexible des circonstances au fil desquelles se trouve défaite, détruite, démontée la présomption d’autonomie de John Sims. A peine installé à New York, le voici donc qui, en guise de trajectoire exceptionnelle, unique, se voit contraint de travailler comme gratte-papier pour une compagnie d’assurances, assigné à un numéro, le 137, dans une immense salle où des dizaines d’employés subalternes mal payés s’activent à longueur de journée à aligner des listes de chiffres et à vérifier des imprimés. De puissantes images de vie urbaine, de masses humaines s’écoulant sur les trottoirs, de circulation automobile dense, de structures géométriques (les bureaux, les gratte-ciel) rendent manifeste et tangible la littérale absorption de notre supposé sujet unique par la foule, l’opération de son amalgame à la pâte de la masse. Les scènes de sortie de bureau où les jeunes employés font la queue devant les lavabos pour se rafraîchir avant d’aller rencontrer, dans des mouvements parfaitement synchronisés, leurs équivalents féminins à la porte de l’immeuble, suggèrent avec une force incomparable cet effet de sérialisation des existences ordinaires. Sims fait un nouveau pas en direction de son enfermement dans la fausse conscience de l’autonomie lorsqu’il tombe amoureux de Jane, une employée comme lui, la séduit, puis l’épouse (anthologique séquence du voyage de noces rituel aux chutes du Niagara), ne cessant de se sentir conforté, au fil des étapes de ce parcours affectif et social, dans sa certitude d’être né sous le signe de l’unique et du différent : regardant la foule qui grouille sur les trottoirs du haut d’un autobus à impériale, il s’enivre de sa différence élective : « Regarde donc tous les pauvres types, lance-t-il à Jane, tous les mêmes ! ». La leçon, si ce n’est la « morale » critique de la fable se trouve, si l’on veut, concentrée dans cette séquence où s’enchaînent la rencontre à la sortie des bureaux, le flirt, la séduction, la nuit de noces dans le train qui conduit aux chutes du Niagara, le mariage, puis l’installation du couple. On assiste là à la succession des moments où l’individu (tout sauf un atome social ou une monade, tant il est poreux) éprouve la plus intense des jouissances liées à l’impression d’autonomie dont il s’exalte, ayant la certitude d’avoir choisi Jane entre toutes, tant elle est différente (« You’re different ! », lui lance-t-il dans un moment d’exaltation, l’unique, c’est-à-dire, bien sûr, « la plus belle fille du monde »). Or, c’est précisément dans ces moments que l’existence de Sims accuse les traits de stéréotypie et de dépendance les plus marqués face aux contraintes sociales et culturelles inflexibles. Tout, avec son parcours amoureux puis familial le situe dans les circuits du plus ordinaire de la vie des employés (S. Kracauer), de la photo de la jeune épouse devant les chutes du Niagara au rêve de l’achat de la maison familial ; tout ceci anticipant sur ce sinistre repas de Noël avec la belle-famille qui donne à celle-ci l’occasion de rappeler à Sims que, bien loin d’être l’être d’exception et le maître de son destin qu’il prétend être, il n’est non seulement qu’un être très ordinaire, mais, pire, un raté pas même fichu d’obtenir une augmentation de salaire après son mariage… Toute la suite du parcours de John Sims est marquée par l’oscillation entre son enfoncement dans le sol fangeux des sombres régularités sociales qui vont faire de lui un époux imparfait et malheureux puis résigné, un père endolori par la perte de l’un de ses enfants, un chômeur que menace la misère… et le retour périodique de ses rêveries inconsistantes de reconquête de l’autonomie grâce à ses « big ideas »… Le film s’achève sur l’image troublante et ambiguë d’une salle de cinéma où les spectateurs riant à gorge déployée pourrait bien être en train de se moquer de la présomption de celui qui, si durablement, s’est pris pour l’exception capable de défier la règle du jeu. Et c’est ici que le film construit, si l’on peut dire, son paradigme philosophique : bien parler de l’autonomie consisterait beaucoup moins, dans un premier temps du moins, en la défense et illustration de celle-ci à travers toutes sortes d’exemples positifs (condition de majorité kantienne, bien sûr, mais aussi bien, autogestion ouvrière, un grand motif des années 1970 en France ou encore communes paysannes exemplaires pendant la guerre civile espagnole…) que dans une critique radicale et systématique des fictions autonomistes et des illusions d’autonomie ; dans la mise en place d’une analytique des formes générales de l’hétéronomie, entendue comme préalable à toute spéculation sur les conditions de l’autonomie. L’apologue du film de King Vidor est donc bien clair : si vous voulez avoir une chance d’accéder un jour à la possibilité non pas tant d’être autonome que de gagner en autonomie, d’accéder à l’autonomie en tant que terrain d’expérience, alors commencez par vous assurer des prises solides sur tout ce qui vous assigne à l’hétéronomie. Si John Sims tend à la fois vers l’exemplarité et vers l’impersonnel, comme Emma Bovary, s’il tend à devenir exemplaire en tant que parangon de l’impersonnel, c’est qu’il est bien cet homme de la moyenne et de la norme par excellence, le sujet modèle du destin social et qui cependant va s’obstiner jusqu’au bout à flirter avec une autonomie fantasmagorique en demeurant convaincu qu’il finira par tordre le cou au destin et par montrer à ses contemporains de quoi est faite sa valeur unique et singulière. Et c’est bien de cette incroyable prétention que semble se moquer cruellement le public-juge impitoyable de la dernière image du film…

Je ne voudrais pas réduire cet apologue à une portée purement sociologique. La force du film tient à ce qu’il donne à penser, à la « proposition » qu’il contient : une présentation rigoureuse des conditions de l’hétéronomie dans sa relation avec les illusions de l’autonomie. Le ton légèrement sarcastique du film, notamment à la fin, n’est pas le signe du mépris qu’inspireraient à King Vidor les naïves présomptions du « petit homme » Sims. C’est plutôt un ton d’empathie avec celui-ci, le film pouvant être compris comme une sorte d’exhortation adressée au quelconque à faire de la question de son autonomie, de la relation entre systèmes de dépendance et liberté propre l’objet de sa réflexion, plutôt que se lancer à corps perdu dans tous les pièges que lui tend la société, la vie moderne. King Vidor converge avec des penseurs comme Norbert Elias, Siegfried Kraucauer, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, qui, au delà de ce qui les sépare, ont en commun de se demander ce qui peut demeurer d’un projet d’autonomie dans des sociétés comme les nôtres, considérées comme des fabriques d’individus destinés avant tout à en assurer le « fonctionnement continué » (Castoriadis), pris dans des réseaux de normes très serrés, devant se tenir à la hauteur d’exigences très élevés en matière d’auto-contrainte (Elias). En d’autres termes, le plus ordinaire des conditions de la socialisation, dans nos mondes, ne dresse-t-il pas des obstacles à peu près insurmontables devant un projet d’autonomie ? Une réponse à la fois néo-platonicienne et néo-kantienne, celle de Castoriadis, par exemple, va consister en substance à dire qu’un société dont l’ambition serait de destiner les sujets qui la composent à l’autonomie se doit d’accorder une place centrale à l’éducation, une éducation qui serait tout le contraire d’un dressage ou d’une pure et simple domestication, une véritable paidéia (Caumières, p. 111), destinée à faire en sorte que les individus intériorisent, incorporent l’esprit de l’autonomie, les dispositions, les gestes qui s’y rattachent – l’autonomie étant alors tout à la fois un horizon axiologique, un fonds normatif, le socle des conduites, ethos et habitus. Cette approche sera portée à mettre l’accent sur la dimension collective de l’autonomie et sur le fait qu’elle trouve obligatoirement son support dans des institutions. Mais nous voici donc, du coup, au bord de l’aporie : quid d’une autonomie instituée ou institutionnelle ? Ne risque-t-on pas de retomber dans la figure de la fabrique – celle de sujets « autonomes » qui, sont, précisément, ceux que requiert les formes informalisées du capitalisme contemporains, le capitalisme des start-ups et des champions de l’innovation perpétuelle, les brillants jeunes gens qui ont tôt fait de nous soumettre à la tyrannie de leurs diaboliques inventions – Facebook, Twitter et autres tablettes digitales… ? Une autre approche, en distincte opposition avec celle-ci, mettra en relation le motif de l’autonomie avec ceux de la déprise, voire de l’arrachement, du franchissement des limites voire de la transgression – disons une approche foucaldienne, pour faire vite. La seule chose qu’elle aurait en commun avec la précédente serait qu’elle mettrait l’accent sur le fait que l’autonomie est bien un enjeu d’exercice effectif, qu’elle ne saurait donc se réduire à la conquête de la « liberté intérieure » et autres thèmes de teinture stoïcienne. Mais, dans leur acception fondamentalement nietzschéenne, ces motifs (déprise, résistance, défection, voire insurrection…) ne prennent tournure qu’aux conditions de jeux de forces ou, diraient certains de nos amis géomètres, à l’intérieur d’un certain diagramme : ce sont toujours des contre-forces qui s’opposent à des forces en prenant appui sur elles et donc en étant tributaires d’elles. Les contre-conduites foucaldiennes ne sont évidemment pas programmées, dans leurs formes et leurs effets, par ce à quoi elles s’opposent ou résistent, mais elles en sont tributaires ; ceci, dans la mesure même où il n’existe pas de dehors pur des relations de pouvoir – la rétivité à l’école, genre Zéro de conduite, débouche aujourd’hui bien davantage sur la reprise du sujet rétif par d’autres pouvoirs, d’autres disciplines, d’autres institutions que sur l’éternisation de l’instant de vive jouissance où l’enfant s’émancipe de la discipline scolaire, franchit le mur le mur et « choisit la liberté »…
(suite de l’article dans la revue papier)

Une réflexion en mouvement : femme, leader et genre
par Blandine Voineau

Judith Butler, Faire et défaire le genre. Multitudes, 2004. Texte de la conférence donnée le 25 mai 2004 à l’Université de Paris X-Nanterre, dans le cadre du CREART (centre de recherche sur l’art) et de l’Ecole Doctorale « Connaissance et Culture », intitulée « Faire et défaire le genre (undoing gender) ». Judith Butler, née en 1956 est une philosophe féministe américaine, professeur de rhétorique et de littérature à Berkeley. Elle théorise la performativité du genre à partir du triple héritage de la théorie austinienne des actes de langage1, du féminisme français et de la déconstruction de la French Theory2.

Butler est une des fondatrices de ce qu’on appelle les gender studies (étude sur le genre). À partir de l’idée formulée par Beauvoir dans Le deuxième sexe, à propos de l’inégalité homme/femme comme historiquement et idéologiquement construite, elle élabore la catégorie de genre comme procédant du faire et non d’un donné biologique. De Beauvoir a cherché à détruire l’essentialisme consistant à prétendre que les femmes sont nées femmes, pour montrer qu’elles se construisent comme telles de par l’endoctrinement social. Butler poursuit le projet théorique de cet anti-essentialisme fondateur, en définissant un programme de recherche élargi à la question des modes de vies différents, déviants par rapport à la norme.

Elle introduit également la notion de performativité du genre. Le genre doit être conçu comme

relevant avant tout d’une performance sociale apprise, exécutée et répétée. C’est précisément la performance « obligatoire » de la féminité, comme aussi bien de la masculinité, qui produit la fiction de genres « naturels » et la distinction entre le sexe extérieur et biologique et le « genre intérieur ». Le genre procède du faire, c’est une sorte de pratique.

De là découle que pour Butler, le genre a plusieurs caractéristiques : il n’est pas donné d’avance, n’est pas immobilisé dans le temps, s’accomplit sans cesse, incarne des normes pour être intelligible par le social. Il s’accomplit en partie sans qu’on le sache, de manière inconsciente, sans pour autant être automatique, ni mécanique. Il se construit avec/pour autrui. Il se différencie du désir et de la sexualité qui en sont certes des éléments constitutifs mais ne le définissent par entièrement.

La problématique de ce texte est la question de la viabilité sociale des individus dans le cadre des normes sociales du genre : l’auteure se réfère à Hegel pour introduire la notion de reconnaissance.

Selon Hegel, le désir commun à tous les hommes de la reconnaissance est la condition de la constitution d’un individu viable. Il différencie l’humain du « moins qu’humain ». Pour être reconnu en tant que « plus humain », accéder à des droits et une place dans la sphère politique, il faut être appréhendé par ses pairs comme assimilé en fonction de sa race, de sa morphologie, de son sexe, de son ethnicité et de la lisibilité de ces identités. La différence de reconnaissance entre humains et moins humains, produit de l’impermission de vie viable et ainsi un type de vie non viable, qui produit l’invivable. Le désir et le genre veulent être reconnu. Le désir est impliqué dans les normes sociales et est donc intimement lié à la question du pouvoir et du savoir, pour se voir, ou non

Si j’appartiens à un certain genre, suis-je reconnu comme humain ?

Si pour moi la norme est détestable, c’est plus vivable de ne pas être reconnu par elle. Ainsi il faut pratiquer la survie, pour échapper aux systèmes des normes, mettre une distance sociale. Critiquer la norme demande de la distance, or l’inconscient est souvent tourné vers cet objet du désir qui permet d’appartenir au social, au groupe / ou vers le désir d’appartenance et donc la soumission à ses normes.

La capacité d’agir du sujet dépend :

– de la capacité du collectif à articuler ses marges (les minorités) ;

– de la capacité du sujet à agir avec ce dont il est construit.

Le sujet est clivé dans un paradoxe qui est la condition de sa possibilité : le « je » est constitué par des normes et assujetti à celles-ci.

Le « je » indéchiffrable est menacé de non viabilité et de déconstruction totale. Si les termes de la reconnaissance sont invivables pour le sujet, cela produit de la distance critique, ce qui permet une remise en question de ces termes de contraintes pour élargir la possibilité des modes de vie différents. L’objectif de la remise en question est d’établir des conditions plus diversifiées ou plus favorables à la protection et au maintien de la vie, tout en résistant aux modèles d’assimilation.

La norme régit l’intelligibilité sociale de l’action, elle autorise, impose une grille de lecture, définit des paramètres de ce qui acceptable pour vivre ensemble.

« Le genre ne se définit pas exactement par ce que l’on « est », ni par ce que l’on « a ». Le genre est l’appareillage par lequel se produisent simultanément production et normalisation du masculin et du féminin et les formes interstitielles d’ordre hormonal, chromosomique, psychique et performatif qui sont adoptées par le genre. »

Le discours restrictif sur le genre qui s’appuie sur le binôme masculin/féminin comme outil exclusif de compréhension fonctionne comme une opération de pouvoir d’ordre régulateur, il exclut la possibilité de perturbation de cette occurrence hégémonique.

Les normes ne sont pas autonomes et auto-suffisantes, mais ce sont des formes d’action. La norme est définie selon plusieurs critères / se caractérise par un type de causalité immanente (la norme est productrice de réel), et par sa réitération qui la constitue en même temps que le réel lui-même.

Le genre est une norme régulatrice, produite au service d’autres types de régulation. Par exemple, la régulation implicite du genre passe par l’intermédiaire d’une régulation explicite de la sexualité.

La théorie queer est une théorie du genre, dans le sens où elle repose sur la distinction entre le sexe et le genre. Le genre prend des formes différentes dans un contexte de sexualités homosexuelles (queer), la binarité sexuelle ne va pas de soi. Le genre est également marqué par une instabilité interne.

Ces deux présupposés permettent d’ouvrir des possibilités de sexualité non contrainte par le genre, et non prédeterminées par des formes d’hétérosexualités hégémoniques. En s’opposant aux normes binaires, en les rendant visibles, il y a un risque de violence. La violence surgit d’un profond désir (de l’agresseur) de conserver le cours naturel ou la nécessité de l’ordre binaire du genre.

Il faut donc apprendre à renoncer et à reconnaître à l’avance la forme précise que prend et prendra notre qualité d’humain, en restant ouvert à sa permutation, aux tensions internes et externes, et accepter un état d’ignorance.

C’est exprimer une qualité d’humain.

S’engager dans une implication sociale oblige à travailler les notions de genre et de pouvoir. L’étude de la théorie du genre à travers Judith Butler renvoie à la dimension politique de l’action. Articulée à la question du genre, la notion de « reconnaissance » nourrit le questionnement sur les appuis des femmes leaders pour être reconnues par leur groupe et par l’extérieur comme sujet viable.

Est-ce que la reconnaissance du leader est plus difficile parce que c’est une femme, c’est-à-dire un être a priori moins viable qu’un homme ?

Est-ce que les femmes leaders de projets associatifs travaillent à la reconnaissance d’un projet politique?

Est-ce que les femmes leaders exercent ce leadership pour obtenir de la reconnaissance individuelle dans un groupe choisi ?

Si je m’intéresse aux relations des femmes au pouvoir, en tant que leader, je pose la question des relations des femmes aux hommes. C’est là qu’intervient la nécessité de définir le féminin pour parler du sujet féminin. C’est dans ce cadre là que la théorie du genre de Butler intéresse en tant que référence.

le genre = faire / capacité d’agir du sujet

La théorie du genre de Judith Butler permet de sortir du binôme masculin/féminin et d’ouvrir à de la diversité des modes de vies où les sujets ont la liberté d’être en mouvement permanent, vis à vis de l’intérieur et de l’extérieur d’eux-même.

Est-il question d’émancipation des femmes, dans le fait d’être leader ?

Est-ce que le leader féminin prend une place dans un espace « public » par désir d’être légitime, reconnue ? Exactement comme les hommes me direz-vous ? Et bien je place la différence sur les espaces privés/publics. La femme a longtemps été cantonné à l’espace privé, et ainsi, prendre une place, de la légitimité et de la reconnaissance dans un espace public n’est pas sans signification. Il s’agit d’investir l’espace public au féminin.
(suite de l’article dans la revue papier)

Interstices et activités informelles, entre conservation et transformation sociales
par Franck Dorso

L’atelier « Interstices urbains » a été préparé avec Camille Robin de dASA. Il proposait un travail autour d’un objet voisin des pratiques alternatives développées par les organisations rassemblées à Bugeat : les usages informels qui prennent place dans les interstices spatiaux. Ce travail devait permettre d’interroger quelques paradoxes de la radicalité, puis d’envisager les implications de ces paradoxes dans l’action.

La question de la radicalité s’entend souvent dans le cadre d’un engagement politique et pratique, et en particulier, ici à Bugeat, dans un engagement qui vise la transformation sociale (car il y a aussi des radicalités conservatrices). L’idée était de travailler autour d’une ambivalence de ces pratiques des interstices en terme de transformation ou de conservation du monde social.

Les pratiques informelles et les interstices où elles se développent sont situés aussi bien dans les zones urbaines que dans les espaces ruraux ou intermédiaires, et jusque dans les espaces domestiques. Par pratiques informelles on entend généralement trois types d’activités : habitat, activités économiques, et pratiques quotidiennes. Elles partagent entre elles un statut d’illégalité ou d’écart aux normes et à la morale dominantes. Les interstices quant à eux désignent plusieurs types d’espaces, mais partagent un statut temporaire de déprise sur le plan institutionnel, et d’indécision sur le plan des usages et des représentations sur le terrain.

Là où ils prennent place, les usages informels des interstices sont-ils signes ou sources de transformation sociale ? La question se pose concrètement dans le champ de l’Economie Sociale et Solidaire, car ces pratiques informelles sont fréquemment considérées comme potentiellement porteuses d’alternatives sociales, économiques ou politiques.

D’une manière générale deux visions s’opposent quant à leur sens et à leur portée. Pour une part des acteurs institutionnels, décideurs ou aménageurs publics ou privés, acteurs de la légalité voire du maintien de l’ordre, ces formes sont considérées comme négatives : des activités qui se déploient hors ou contre le système établi. Elles peuvent être ignorées et considérées comme des faits marginaux, ou bien faire l’objet de discours et d’actions d’éradication. Considérées au mieux comme des problèmes ou des misères, il faudra les soigner, les résorber. Considérées au pire comme des obstacles, des dangers ou des risques, il convient de les contrôler, les modifier ou les faire disparaître.

Pour d’autres acteurs au contraire – et parmi eux figurent ceux qui appellent à une transformation sociale : associations militantes, acteurs des secteurs alternatifs au sens large, activistes, une part des chercheurs également – ces formes représentent une force positive : avant-garde possible d’innovation et d’invention, elles sont autant de ressources dans une perspective de transformation de l’organisation sociale. Parmi ces acteurs, certains revendiquent explicitement une forme de radicalité dans leur engagement, et ces formes composent autant de supports potentiels et positifs d’une transformation politique plus globale, sur un gradient allant de l’espérance insurrectionnelle à la recherche de pratiques alternatives concrètes, en passant par des modifications ou infléchissements des rapports de pouvoir en situation.

Ainsi, les pratiques informelles qui se déploient dans les interstices temporaires des espaces vécus prennent-elles le visage de germes : nocifs pour les uns, positifs pour les autres, mais communément porteurs d’altérité, de changement, de transformation.

Or, les recherches menées sur le terrain, sur des situations concrètes, et sur des temps longs, mettent en question ce caractère et ce partage. Le point de départ de l’atelier reposait sur un témoignage qui envisage un retournement possible de la perspective (ces pratiques peuvent être autant conservatrices que transformatrices) et lançait le travail sur les conséquences, à la fois réflexive et dans l’action, de ce retournement.

Terrain du témoignage et programme de travail de l’atelier

Cette première partie de l’atelier proposait également de prendre un peu le large et d’envisager des comparaisons entre contextes différents, à partir d’exemples pris en France et en Turquie, notamment autour des usages informels de la muraille antique qui entoure la vieille ville d’Istanbul. Les résultats des recherches menées sur ce terrain convergent avec les recherches menées en France. Certains processus de « soupapes » et les questions liées en terme de conservation ou de transformation sociales présentent un potentiel de généralisation, à plusieurs titres.

D’abord pour relativiser certaines erreurs de diagnostic courantes, et communes à des contextes éloignés. Ensuite pour envisager des échanges et diffusions d’outils analytiques entre acteurs travaillant sur des objets proches. Enfin pour imaginer des transferts de pratiques concrètes entre des espaces, contextes ou pays différents. Les ruses et les compromis qui s’établissent de part et d’autres peuvent être échangés, expérimentés, adaptés. Cela permet aussi de relativiser le point de vue généralement condescendant ou misérabiliste adopté vis à vis des « suds » et de leurs informalités supposées « de survie » (les usagers de l’informel en Turquie comme en France ne sont pas systématiquement des exclus, loin de là !), et plus généralement pour toutes les pratiques qui sortent des critères de la rentabilité économiques ou des « bonnes pratiques » définies par les organisations internationales.

En explorant quelques uns des paradoxes observés sur le terrain, le témoignage avait pour but de lancer des échanges et un travail ayant pour finalité la question de l’action : que faire ? Le programme de l’atelier s’est établi sur cette idée en proposant quatre étapes : témoignage, échange collectif, travaux de groupes selon les axes définis collectivement, enfin mise en commun et perspectives « ici et maintenant ».

La suite du texte présente le témoignage dans une version adaptée à la restitution écrite. Les participants de l’atelier y trouveront peut-être des manques par rapport à l’oral (cadrage des recherches, lien à mon expérience professionnelle antérieure, etc), mais je l’espère sans effet sur l’utilisation concrète du texte pour la revue et la restitution de l’ensemble de l’atelier. Enfin, dans cette restitution, il est bien difficile de s’arrêter à la seule relation du témoignage sans entrer dans les échanges et travaux de groupe qui ont suivi, et qui, au delà de la finalité collective de l’atelier, ont travaillé, pétri, modifié la teneur même du témoignage pendant les séances. Le texte s’arrête en suspend au bord de ce travail collectif.

Interstices et « soupapes »

La muraille qui entoure la vieille ville d’Istanbul court sur sept kilomètres depuis la mer de Marmara au sud, jusqu’aux rives de la Corne d’Or au nord, fermant ainsi sur son versant ouest le triangle de l’isthme historique. Ce dispositif militaire a été érigé au cinquième siècle sous le règne de Théodose II et composait au départ un ensemble de vingt-six kilomètres avec ses versants maritimes, aujourd’hui disparus. La portion dite terrestre que l’on voit de nos jours reste un dispositif massif, tant dans sa longueur que dans son épaisseur, composée de trois murs, d’espaces intérieurs (périboles) et d’anciens fossés comblés, partiellement occupés par des activités de maraîchage.
(suite de l’article dans la revue papier)

Méthode pour faire avec les paradoxes de la radicalité
par Jacqueline Barus-Michel

En préambule à ces propos faisons la distinction entre des objets ou des sujets

« Aux mots, les scientifiques préfèrent les indicateurs plus mesurables et objectifs » (Pierre Barthélémy). Mais les hommes parlent ils ne sont pas des objets ni mesurables en tout, les sciences humaines ont affaire à des êtres de parole qui vivent dans un monde dont ils ont construit les représentations sur différents modes, conscients, rationnels ou sensibles, et inconscients où le désir et l’angoisse se mêlent, mais il y a toujours ce besoin de construire du sens et de maîtriser la réalité. Ils sont doués d’imaginaire que ce soit intention, projet, fantaisie, idéal, valeurs et, s’ils parlent, c’est qu’ils s’adressent aux autres, échangent, coopèrent. Ils sont ce qu’ils sont (singularité), ce qu’ils disent et ce qu’ils font, en fonction des autres. Ce ne sont pas des objets mais des sujets (sujet de leur parole : énonciation « je pense, sens, fais » et d’intention « je souhaite »). Mais ils sont  traités en objets par les pouvoirs, que ceux-ci soient politiques, religieux, bureaucratiques…

Aujourd’hui, l’économie se veut science pour soumettre le politique et par conséquent le social à ses impératifs… alors qu’elle est aussi un jeu de représentations qui a ses raisons et ses intentions (une idéologie, par ex. de profit).

A cela s’oppose avec plus ou moins d’intensité une exigence vivante de liberté, de justice, de solidarité (liberté, égalité, fraternité) et de reconnaissance, justement  d’être reconnu comme sujet auteur et acteur de sa vie.

Des acceptions de la radicalité.

Radical vient de radix racine, et peut être compris comme à la base, aux origines, fondamental. Le terme est ainsi employé spécifiquement en linguistique (grammaire et étymologie), en mathématiques  (elle s’extrait !).

Le terme s’est illustré en politique: le parti radical socialiste s’est voulu fondateur, aux sources du socialisme, sur les principes de la laïcité et du progrès, attaché à  l’idéal que cela représentait. Considéré comme très à gauche (extrémiste) au début de la 3° République, il a gardé son nom associé à socialiste comme promesse de fidélité à des idéaux républicains c’est-à dire à ses racines lointaines : les Lumières et la Révolution française.

Le terme a,  dans le langage courant et dans de multiples domaines, pris le sens de catégorique ou de définitif (guérison) : il manifeste un caractère absolu dans la forme (discours) ou des effets (traitement).

La radicalité est absolutisme dans la pensée et dans l’action, le durcissement extrême d’un processus (radicalisation de la guerre, Syrie).

En religion les articles de foi qui font dogme sont radicaux dans la mesure où ils doivent être acceptés comme de nature divine (révélés), il faut en appliquer les termes « à la lettre », sans critique, sans droit de regard. Pour  des doctrine ou des idéologies qui se tiennent pour assurées, des écrits fondateurs font figure de « La Parole Sacrée ».

Le sacré est radical, c’est qu’on ne peut enfreindre sans scandale, blasphème, sans être renégat et encourir alors les sanctions les plus lourdes (anathème),   être mis au banc du collectif (ex-communion), des fidèles, persécutés et mis à mort.

Aux frontières du collectif : la marge, là où se tiennent ceux qui dévient, sont différents et poussés dehors ou ceux qui choisissent, hors du discours ordinaire une autre manière d’être ou de faire. Ceux là font un pas de côté,  osent transgresser ou sont considérés comme transgressifs.

Toute innovation, toute création, est d’abord marginale. C’est particulièrement vrai en art où l’originalité qui sort de l’ordinaire, considéré comme le normal, peut- être taxée de folie…ou de génie. Les œuvres d’avant-garde, naissent dans la transgression  et occasionnent des batailles « anciens-modernes ».

En même temps d’autres marginaux, les déviants, représentants de la différence (être autrement) suscitent des réactions souvent violentes et, eux-mêmes, forcent parfois les portes de la société dans la violence (scandale, délinquance, crime ou terrorisme…) qui engendrent des désordres et des conflits sociaux. La société en danger les refoule à ses marges ou dans ses prisons (les roms, les pauvres, les jeunes, les immigrés, le racisme banal).

Il peut y avoir un mélange des deux : les tageurs, voyous qui dégradent et artistes cotés…

Personne n’est jamais un intégré radical « tu n’es pas comme les autres », chacun a sa part de refus et de singularité.

La société vit se transforme contaminée par des groupes qui inaugurent de nouveaux modes de vie, de nouvelles valeurs.

On voit bien, comment la radicalité recouvre ambivalence et paradoxe : soit un engagement total, absolu, dans la foi ou le refus,  soit  un attachement à des valeurs fondamentales, soit la recherche de voies différentes, idéalisées, soit la rapidité et l’efficace (mesure radicale), soit une rupture  qui transforme, voire inverse, un état de fait insupportable (révolution) ou obsolète.

On retrouvera, conjuguée à la radicalité, ambivalence et paradoxe tant dans les domaines psychologiques que sociaux : les pulsions, représentations, opinions, options, actions (passages à l’acte), réalisations collectives.

La radicalité peut-être assimilée à une forme de l‘idéal quand elle pose comme bien et beau, juste et utile, des principes « inaliénables », universels, quand elle prétend qu’ils doivent épouser étroitement la réalité (idéologie, religion). Or,  l’idéal est une construction imaginaire (ce que ça devrait être si…), un système de représentations, auquel la réalité fait obstacle selon ses propres lois, incontournables, la réalité, elle, n’a pas de sens (montagne, pesanteur), elle n ‘a aucune intention, elle obéit à des lois mais ne veut rien dire, ce sont notre pensée et nos actes qui lui donnent du sens pour nous. La pensée et l’action sont des façons de faire avec, de l’utiliser, d’en jouer (tunnel, avion, pétrole). La réalité reste immuable, ce sont les cultures relatives et historiques qui transforment le rapport à elle.

L‘idéal est la construction de valeurs que l’on souhaite radicales (fondement et finalité) mais qui restent  proies des désirs et des angoisses des humains  et varient  suivant les sociétés, les époques, les conceptions qui sont des représentations.

On retrouve là l’ambivalence ou le paradoxe qui fait que l’idéal porte à la radicalisation (« les valeurs sacrées »), alors qu’il est l’effet d’un regard que portent les humains sur eux-mêmes, sur leur rapport aux autres et au monde, qui ne peut être qu’une élaboration constante.

La critique (auto), le doute et la réflexion ne compromettent pas l’idéal mais le travaillent pour l’ajuster au possible. C’est la façon de travailler avec le paradoxe.

Dans le domaine des représentations, tout est paradoxe, nous vivons dans la contradiction et travaillons à la surmonter sans cesse, c’est peut-être ça qu’il faut appeler la vie.

Notre liberté.

Les humains appartenant au monde physique sont soumis aux lois de la nature et de la réalité qui est obstacle, sa forme qui nous est la plus radicale est notre mort. En matière  de psychologie et de  société (sciences humaines) il n’y a pas de loi, mais du sens ou du non-sens, des processus d’accommodation à la réalité. La liberté, elle,  réside dans la faculté de jouer des lois déterminantes et de les confronter à l’imaginaire et au désir (technique, machines- voler). L’homme construit son propre monde sans cesse et n’aura jamais fini, le sens n’est pas quelque chose qui se termine ni le désir bien que celui-ci soit radical, tandis que la réalité, elle, est un roc .

La radicalité nous confronte à ce monde  qui est le nôtre, où le psychique le désir, la volonté (les intentions) de satisfaction et de jouissance rencontrent la réalité, et la travaille. L’individu n’est jamais seul ni hors du social, et le social tient à des systèmes de représentations, le symbolique et l’imaginaire : lisibles pour les individus, donnant forme à leurs rapports et échanges, (culture, sociétés, institutions, organisations), suscitant chez eux des émotions, affects, réactions,  conscients ou cachés à eux-mêmes (toute-puissance, haine, amour,) qui agissent à leur tour sur les dynamiques sociales (dominations, conflits, crispations, rigidité, souffrance, solidarité, changement).

L’interdépendance du psychique et du social, de l’individu et du collectif,  est permanente (jamais l’un sans l’autre !).
(suite de l’article dans la revue papier)

Main’tenant une émôtion
par Karine Melzer

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Mille radicalités
par Marlène    

Je n’ai jamais employé le terme de radicalités parce que je pèse toujours mes mots et que celui-là portait justement un poids ou une symbolique trop lourde à mon goût. Peut-être fait-il aussi partie de ses mots qui ont été dévoyés de leur sens, de ceux qui ont oublié leur charge sémantique et goûtent à toutes les bouches.

« Relatif à l’essence d’un être ou d’une cho­se », puisant son étymologie dans la « racine », la radicalité est souvent entendue dans nos milieux de gauche dans un sens relativement positif. Est radical celui qui ne fait pas de concession, qui assume son existence tel le Sysiphe qui traîne inlassablement son rocher, celui qui va jusqu’au bout de ses aspirations ou de ses idéaux.

La radicalité selon Miguel Benasayag

Selon Miguel Benasayag, une nouvelle « subjectivité radicale » serait le ferment d’un « engagement existentiel », opposé à l’engagement d’adhésion à une organisation politique. Nous serions tous des Sysiphe(s) qui choisissons un rocher, ou des rochers ? Et nous les poussons vers un sommet de liberté inaccessible. « Les véritables forces libertaires sont dans ce mouvement du réel et non dans un hypothétique retour des formes politiques classiques. » Je pense souvent au monde comme un écosystème. S’il est dangereux d’imaginer que le monde occidental ne doit son refus de décroissance qu’à l’existence de pays qui eux n’ont pas le choix et que cet écosystème économique devrait persister, j’imagine au contraire les différentes formes de radicalités de gauche comme un écosystème qui multiplie « les pratiques de solidarité sociale, de création artistique, de pensée, etc. en abandonnant d’emblée la question du quantitatif et de la totalité. » Un écosystème basé avant tout sur la solidarité et l’égalité, voilà mon idéal du monde. On est là bien loin du monde capitaliste dans lequel nous sommes plongés…

La radicalité dans les mots de Jacqueline Barus-Michel

Lors d’une intervention de Jacqueline Barus-Michel auquelle j’ai pu assister, j’ai pris des notes, puis pioché dedans en relevant les phrases qui me parlaient le plus. Sorties de leur contexte, elles auront peut-être un autre sens que celui qu’elle souhaitait donner, mais qu’importe, c’est ce que j’ai relevé dans mes notes, incapable que je serais de retranscrire son discours de manière analytique et construite. Je m’attache à y développer un sens, celui de ma façon de penser ; j’ai tenté de voir ce qui dans ses propos pouvait définir ou décrire des situations auxquelles j’ai pu être confrontée dans mon quotidien, ce que je trouvais juste, avec lequel j’étais d’accord, ce qui m’interrogeait, pourquoi j’avais relevé ces mots en particulier, ce qui participait de mes convictions. Toutes les citations qui ne comportent pas de notes en bas de page sont des notes prises de son intervention.

J’évolue dans un milieu que l’on pourrait qualifier de marginal, où l’expression artistique est omniprésente et, si je me demande encore si on peut la placer au rang d’une valeur commune, elle rassemble, construit du lien et crée une communauté d’intérêts. Marginal, autant par les lieux dans lesquels elle s’exprime (en dehors de l’institution et dans des rapports en opposition à la loi) par la culture qu’elle diffuse (musiques et cultures underground, confidentielles, pointues, codées, considérées comme déviantes), par certains des acteurs qui y participent (chômeurs, squatteurs, usagers de drogue, outsiders en tout genre), par les actes ou comportements (pratiques illégales et/ou considérées comme déviantes) et par les convictions politiques (anarchisme, anti-capitalisme, anti-sexisme, anti-racisme, antispécisme).

Puisque l’on ne sort jamais du paradoxe, mais qu’heureusement il nous force à penser, j’en ai relevé certains.

« La marginalité engendre de la violence. »

      « La société en danger refoule ses déviants en prison, aux marges. »

      « La société vit et se transforme en suivant les inventions des marges. »

      Dans mes écrits, je fais souvent référence à la violence, qu’elle soit matérialisée physiquement ou symbolique. D’aucuns m’ont déjà suggéré d’aller regarder du côté de la violence institutionnelle ou la violence au travail pour éclairer celle qui se joue dans les marges. Comment l’absence de cadre fabrique de la violence ? Comment la violence institutionnelle crée une violence dans les marges ? Comment les acteurs des marges se protègent ou jouent de cette violence ? Comment est-ce que cette violence peut être jugulée et laisser place à des sources d’inventions préexistantes, continuer à les faire vivre ?

      « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres, à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. »

Mes convictions me portent à penser que la violence doit s’exprimer à un moment donné, tant qu’elle s’exercera dans le monde. Elle n’est que le reflet d’une société violente et s’exprime pour ne pas envahir la zone de stabilité individuelle. Lorsqu’elle s’exerce en dehors des institutions, elle échappe à la stigmatisation. La question est de savoir qu’est-ce qui est fait pour protéger tout le monde sans avoir recours à des institutions (telles que la prison ou l’hôpital), dans quelle mesure sont créés des espaces de liberté où la violence peut être canalisée. Comment est considérée cette violence et qu’est-ce qui en est fait ? Est-elle transformée en source d’énergie ou reste-t-elle un frein aux actions ?

Ici j’aurais envie de citer un ami qui me rapportait les propos de Fernand Deligny. A la question  « Que fait-on avec des gens qui se cognent la tête contre les murs à longueur de journée ? », Deligny répond : « Ben, enlever les murs.« 

Si la marge existe, c’est bien dans le regard d’une norme. Sa réflexion sur les autistes retournait également la pensée d’une normalité ou d’une perception « normale » du monde. Au sujet des autistes, il ne se posait plus la question de ce qui leur manquait pour ne pas nous voir, mais plutôt « mais qu’est-ce qui nous manque à nous pour qu’ils ne nous voient pas ? »

« L’idéal porte à la radicalisation. »

      « Toute création est d’abord marginale. »

      « Les artistes veulent trouver le réel, celui qui est indicible. A ne pas confondre avec la réalité, qui n’a pas de sens, est un obstacle immuable. C’est notre représentation de la réalité qui a du sens. »

Un des idéaux des collectifs auxquels j’ai participé tourne autour de l’expression et de la pratique artistique. Un des grands paradoxes est l’importance très grande donnée à la pratique, au faire et au faire soi-même (do it yourself), qui viendrait plutôt de la culture punk/populaire/commune et la très grande attention portée à la qualité et à la nouveauté artistique, qui viendrait plutôt de la culture avant-gardiste/underground/singulière.
(suite de l’article dans la revue papier)

J’habite donc je suis  
par Fabrice Larceneux, Chercheur CNRS, Université Paris-Dauphine

Etre propriétaire de son logement. Cette aspiration, particulièrement forte dans la société française, est-elle si évidente ? Posséder un lieu de vie à soi est parfois perçu comme quelque chose « d’archaïque », ou  d’irrationnel, car cela ne se justifie pas a priori et nécessite de grands sacrifices pour être comblé. Pourquoi acheter un logement dont le remboursement s’échelonnera sur 20 ans, alors que l’immobilier n’est pas forcément la meilleure alternative de placement ?  Le marché du logement n’est pas un marché ordinaire, fonctionnant sur des règles purement rationnelles d’optimisation. Pour l’acquéreur, acheter un bien immobilier est un acte très majeur, qui engage sur de nombreuses années. Deux grands types de facteurs concourent généralement à expliquer les décisions d’achats : des facteurs d’ordre sociologique, souvent externes, ancrés au sein de trajectoires professionnelles et familiales que l’individu a plutôt tendance à subir. Des facteurs plutôt individuels, plus en rapport avec les liens qu’il peut entretenir avec son logement. Cette relation est étonnement encore assez peu explorée alors qu’elle place simplement l’individu au centre de l’analyse.  L’achat d’un bien immobilier est souvent pensée comme une démarche d’investissement, rationnelle, maximisant des critères objectifs. Pourtant, les études économiques s’étonnent régulièrement de l’absence de corrélation entre les prix de vente et les rendements de cet actif, les loyers. Comprendre la dimension émotionnelle de l’achat d’une résidence principale, ainsi que les représentations qu’ont les acheteurs d’un bien aussi impliquant que leur logement, est fondamentale. Les contraintes de solvabilité des ménages expliquent assez peu le choix de tel modèle de voiture ou de tel vêtement. De même, elles n’expliquent pas tout de l’achat immobilier. Les modèles économiques et sociologiques gagneraient peut-être en précision et en prédiction en explorant plus avant la demande de logement dans toute sa complexité, via des analyses psychologiques par exemple, souvent explicatives d’une grand partie du comportement des acteurs. Au delà de la sécurité ontologique que procure la possession et du classique biais de tangibilité, phénomènes qui conduisent acheteurs et vendeurs à « survaloriser » le bien immobilier par rapport à une hypothétique valeur économique (Larceneux et Parent, 2010), rapprocher caractéristiques du logement et identité (le « soi ») des propriétaires permet d’expliciter une des particularités de la relation au bien immobilier. C’est l’objet de cet article.
La dimension identitaire : j’habite donc je suis
Un logement n’est pas qu’un « actif », sujet à des transactions immobilières. Il est également source d’émotions, de projection de soi et d’organisation de vie. Il renvoie à soi, au corps et à l’âme. En 1900 Freud considérait déjà que, dans les rêves, les localités étaient traitées comme des personnes et pour Bachelard, la maison n’est pas un corps de logis mais un corps de songes : les idées sont associées à des rêves, empreintes de nostalgie et de désirs, sentiments définissant une trajectoire de l’image de soi. Certains lieux deviennent une partie de soi et construisent l’identité spatiale du sujet via un jeu d’interactions entre l’individu et l’espace. Certains espaces sont un « soi », vu de l’intérieur comme de l’extérieur.  L’intérieur d’un logement est souvent confondu par nature avec l’intime et se structure sur différents niveaux : dans l’horizontalité, la disposition des pièces s’organise du plus personnel (salle de bains, chambre, etc.) vers le plus ouvert (entrée, salon, etc.) ; dans la verticalité, dans un lien symbolique entre la terre et le ciel. Pour Bachelard la maison est un être doté d’une conscience de centralité, qui se déploie dans une verticalité assurant stabilité et puisant sa force dans l’ancrage des fondations. Les polarités verticales vont de la cave au grenier, c’est-à-dire de l’irrationalité de la cave à la rationalité du toit, lequel protège l’individu du climat. A l’intérieur, un toit à nu, la vue des poutres,
halshs-00659877, version 1 – 13 Jan 2012
Manuscrit auteur, publié dans « Etudes foncières (2011) 23-26 »
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permet de s’assurer de la solidité de la charpente, de sa capacité à protéger. Dans cette verticalité, la cave est un « être obscur », source des peurs irrationnelles qui renvoient à la terre creusée. Extérieurement, le logement sert aussi une représentation symbolique de l’humain. La façade, c’est le masque ou l’apparence de l’homme un masque avec une bouche-entrée et des yeux-fenêtres, renvoyant à l’image que l’on va se faire de la maison en tant qu’être humanisé, et donc de celui qui l’occupe. Le logement et son environnement prennent alors formes quasi-humaines, dotées de personnalités : plus ou moins affirmées, ils affichent des qualités qui les rendent attirants ou repoussants, accueillants ou inquiétants, conservateurs ou originaux, etc. à l’image des traits de personnalité que l’on attribue d’ordinaire aux individus. Cette personnalisation se retrouve librement représentée dans les dessins d’enfants. Adulte, l’habitant projette symboliquement, plus ou moins consciemment, le même schéma anthropomorphique sur le logement, la ville ou le pays (Halbwachs, 1972). Des recherches en marketing ont montré que chaque habitation a sa propre apparence, sa propre personnalité, sa propre attirance. Aux Etats-Unis, le style ferme d’une maison est perçu comme le plus amical, et le style colonial  comme le moins amical (Nasar, 1989).  Cette projection de soi, corps et âme, dans l’habitat, a de fortes implications, tant pour les architectes, pour les promoteurs que pour les pouvoirs publics. Chaque acteur concourt à dessiner des représentations humaines que vont s’approprier, ou non, habitants et futurs acquéreurs. Des études appropriées permettraient de dresser des profils de personnalité des habitations actuelles, futures ou rénovées, pour des quartiers, voire des villes. Ce type d’analyse fournirait des outils de diagnostiques innovants et pertinents sur la perception qu’ont les habitants des différents espaces.
Plus fondamentalement encore, vu de l’habitant, le logement a n’a pas qu’une fonction d’abri mais davantage de permettre à chacun d’exprimer son individualité, la capacité à se sentir chez soi, à créer une relation particulière entre un lieu et une identité. L’ensemble des métaphores concourt alors à une représentation psychique qui organise la projection de soi dans l’espace : un habitat intérieur selon Eiger (2004). Le logement est le lieu de la prise de conscience de soi qui permet de se stabiliser, se ressourcer pour mieux s’ouvrir au monde plus tard. Le besoin de contrôler un espace privé est fondamental et traduit la nécessité, pour chacun, de pouvoir prendre ses distances, de couper les relations avec l’environnement physique et social. Si la notion de « chez-soi » évoque l’intimité, la conscience d’habiter avec soi-même, le logement doit pouvoir permettre un équilibrage entre le besoin de communiquer avec les autres et le besoin de s’en protéger (Serfaty Garzon, 2003).  La qualité de l’individualité et de l’identité ainsi projetée est directement fonction du degré de contrôle et du degré d’appropriation que ce lieu autorise. Cette double interaction de l’individu avec l’espace renvoie au moins à quatre objectifs : délimiter, sécuriser, relier et  rassurer.
(la suite de l’article dans la revue papier)

Demain, la pensée Powerpoint
par Franck Frommer

La pensée Powerpoint de Franck Frommer, rencontre un réel succès, comme souvent lorsque l’on propose d’analyser et de décrypter ce qui jusque-là paraissait anodin et innocent, en l’occurrence, le fameux logiciel de présentation signé Microsoft.

Ce livre explore le monde Powerpoint, retraçant l’histoire de son inexorable ascension, parallèle à la montée en puissance du « nouvel esprit du capitalisme », dont l’auteur veut nous démontrer qu’il en est devenu le support privilégié. Il en décode la grammaire et les codes, ce « dispositif rhétorique global » qui formate la pensée de ses utilisateurs. Il s’intéresse surtout à sa colonisation de l’espace social, « de la Nasa à la maternelle ». Et, dans le domaine de la pédagogie, il nous offre l’occasion d’un regard critique sur nos pratiques.

L’hégémonie du logiciel de présentation qui permet, en déroulant automatiquement sur un écran une succession de « pages » composées de texte, d’images, de schémas, de sons ou de vidéos, ne peut se comprendre sans faire référence aux mutations du monde de l’entreprise et du travail salarié. Cette révolution managériale a balayé le modèle tayloriste, hiérarchique, autoritaire et cloisonné, au profit des nouvelles théories du management prônant autonomie, mobilité, créativité, performance et travail horizontal en réseaux. Un univers où le savoir-être supplante le savoir et le savoir faire. Au cœur de ce dispositif « par projet », la réunion, où chacun expose et s’expose. Une révolution que Powerpoint – à la fois « outil de travail omniprésent et média au langage appauvri et normé » – a accompagnée, digérée et, au final, que le logiciel a aussi fini par formater et contaminer. À tel point que décrypter Powerpoint et ses paradoxes est une manière de mettre en lumière les contradictions et les manipulations de ce système de pensée.

L’utopie d’un fonctionnement libertaire en réseau

Antiautoritaire et anti-hiérarchique ce modèle ? Alors pourquoi a-t-il été porté, inspiré et utilisé jusqu’à saturation par l’armée américaine ? Comment d’ailleurs, calqué sur l’arborescence pyramidale de Windows et ses fenêtres en cascades, pourrait-il proposer un autre modèle d’organisation ?

Outil émancipateur, libérant la créativité de chacun ? Quand le salarié est constamment poussé à s’adapter sans cesse, à s’autopromouvoir, Powerpoint ne propose finalement qu’un instrument standardisé et borné qui, selon Franck Frommer, « permet de techniciser, d’automatiser le mode de production des idées ». Avec lui, chaque réunion de travail se transforme en spectacle. Mais, avec ses gabarits préconçus, ses copier-coller, le spectacle est finalement toujours le même. Paradoxe là encore, car c’est cette reproduction à l’infini, à l’échelle de la planète, des mêmes formats qui assure la légitimité de la présentation et garanti aux yeux de tous son sérieux !

La grammaire Powerpoint

Quand certains des utilisateurs reconnaissent ne plus utiliser de feuille de papier que dans le sens de la largeur, sur le modèle du format « paysage » imposé par Powerpoint, on mesure le potentiel de formatage d’un logiciel qui produit chaque jour plus de 30 millions de présentations.

Matrice à spectacle multimédia, Powerpoint réussit ce tour de force de rester saturé de texte (80 à 90 % du contenu) tout en vidant les mots de leur substance. Surexposée, la titraille se réduit à quelques formules toutes faites, portées par une syntaxe sclérosée. Contrainte du format (écrire grand, donc peu, pour être lisible du fond de la salle), inflation des points de suspension pour passer d’une séquence à l’autre, au détriment des connexions logiques ou temporelles, et finalement pauvreté sémantique nourrie des obsessions caractéristiques de la novlangue (avec une préférence marquée pour le vocabulaire militaire : tactique, stratégie, campagne, cible, fenêtre de tir…).

Ce « langage universel » permettrait de mettre en avant les vertus du nouveau management : synthèse, schématisme, visualisation, travail collaboratif, trans­versalité, etc., en exhibant quelques procédés récurrents. La nominalisation, quand l’impératif de brièveté transforme toute idée en slogan ou formule publicitaire : « Le passage de la phrase au groupe nominal efface les marques de personne, de temps et d’aspect » (R. Tomassone, Pour enseigner la grammaire, cité par F. Frommer). Inspiré de la syntaxe anglo-saxonne, le langage Powerpoint transforme « toute langue vivante en idiome institutionnel, bureaucratique, administratif où fleurissent les formules toutes faites et les énoncés passe-partout » : la concrétisation des intuitions de Georges Orwell.

Le nouveau management, c’est l’utopie d’un langage neutre et lointain, et Powerpoint, la matrice de documents sans statut, ni destinataire, ni auteur. Ainsi, la prolifération d’injonctions à l’infinitif témoigne de cette dilution, où l’ordre n’émane de personne et ne s’adresse à personne en particulier. Parole d’autorité absolue qui tire sa légitimité de cette apparence d’universalité.

Mais « Pouvoir des points », c’est avant tout, comme son nom l’indique, le règne de la liste à puces comme mode d’exposition privilégiée de la pensée. Il s’agit de classer, hiérarchiser, ordonner le monde et de raconter une histoire à sens unique, qui se déroule de façon immuable et incontestable… Un monde qui n’existe pas en dehors des limites d’un écran saturé pour ne plus laisser de place à d’autres vérités.
(la suite de l’article dans la revue papier)