Efadine n°5 – juin 2015

Les acteurs de l’éducation populaire deviennent des « accompagnateurs du changement »…
par Serge Mevrel – Crefad Auvergne

Le changement est omniprésent dans la société actuelle, ou plutôt, les stimulations que nous subissons nous forcent à le déceler partout et le considérer, que ce soit dans nos vies personnelles, dans les entreprises ou dans tous les types d’organisations.

Exister aujourd’hui en tenant compte de ce facteur « changement », c’est disposer d’une capacité à évoluer, à se réinventer et à trouver des réponses adaptées aux enjeux imposés par « la réalité qui est », tout en mettant en avant celle que nous voulons promouvoir, sans nous satisfaire d’un « c’est comme ça ».

Un tel effort de créativité de chaque instant s’impose particulièrement aux organisations dont la vocation est de faire fonctionner et d’améliorer la société, l’humain, le collectif.

Ces diverses structures, chacune à leur niveau attelées à donner vie à l’espace public et à le maintenir en état de marche, ont besoin aujourd’hui plus que jamais, de consacrer une partie importante de leur énergie à travailler et retravailler sans cesse les enjeux sociétaux vis-à-vis desquels elles dirigent leurs forces et leurs intelligences, qu’il s’agisse de réfléchir ou d’agir.

Les regrets, les progrès et les régrés

Encore aujourd’hui, la façon qu’ont les organisations (au sens large) qui s’occupent du social et de l’humain, lorsqu’elles pensent leur action, est le « projet ». Or, de nos jours, force est de constater que les multiples aspects d’un projet sont nécessairement changeants, parfois même indéterminés à court terme. La puissance des courants de changement qui affectent tous nos espaces à vivre est trop forte pour imaginer qu’il soit possible d’arrêter tout mouvement autour d’un projet, le temps de la réalisation de celui-ci. Il y a peut-être à regarder cette notion de « projet » et à considérer que les règles ont nettement changé… à investir davantage la logique systémique pour mieux considérer les causalités circulaires là où nous aimerions du linéaire, plus simple à conceptualiser…

D’une époque qui présentait une réalité stable, avec ses repères offrant une capacité de concevoir et d’agir, nous sommes passés en peu de temps à un monde compliqué et complexe. Compliqué parce que chaque jour nous apporte la preuve que de nombreuses choses qui composent cette réalité ne se parlent plus, s’ignorent mutuellement. Complexe parce que chacun est en mesure de constater comment de nombreuses autres choses et beaucoup de dimensions sont en interaction et réagissent les unes aux autres sans qu’aucune capacité de penser ne suffise plus à s’approprier le modèle global de ce qu’il est possible de percevoir face à autant de domaines imbriqués. Pour couronner le tableau, des flux de communication décuplés se mêlent à l’affaire et réclament un effort accru de traitement, mais aussi et surtout de discernement.

L’acteur social d’aujourd’hui, qu’il soit fonctionnaire, professionnel ou bénévole dans une organisation d’utilité publique, ou encore travailleur social, etc. s’il fonctionne « en mode projet », se doit d’être une sorte de « créature métamorphe » (référence qui parlera aux amateurs de science fiction). Autrement dit, travailler des projets à notre époque nécessite d’être un opérateur « agile », une personne dotée de compétences « transversales », avec une identité extrêmement « malléable », mais disposant d’un noyau inaltérable de « valeurs » fixées dans une vision « actualisée » et enrichie, mais surtout forgée dans la flamme de l’interaction et de « confrontations aux différences ». Il s’agit des différences dans la manière de voir, de faire, de penser et de vivre.

Pour une organisation, entreprise, administration, pour un groupement de bénévoles, de tels impératifs se traduisent par la capacité de mobiliser et de s’adapter tout en protégeant et optimisant les ressources qu’elle possède, mais en en développant d’autres sur lesquelles elle peut s’appuyer afin d’investir le changement au lieu d’y réagir par des défenses. Aujourd’hui, plus que de mettre en avant des « programmes » propulsés par des slogans aux relents misoneïstes (le fameux « c’était mieux avant »), ou plutôt que de se réfugier dans des « références » qui ne veulent plus dire la même chose que ce pour quoi elles ont été créées, les organisations peuvent/doivent inventer de nouvelles formes de souplesse et de transversalité afin de faciliter leur action de transformation du monde ; autrement dit, se préparer à assumer leur part de production de ce changement qu’elles subissent encore.
(suite de l’article dans la revue papier)

Danse contemporaine : les formes de la radicalité
par Christiane Vollaire

 Interroger le geste de la danse contemporaine, c’est beaucoup plus globalement interroger le geste esthétique dans toute sa radicalité. Radicalité qui, tout à la fois, constitue sa force comme une constante originelle dans l’histoire des hommes, et le détermine comme spécifiquement contemporain. La danse nous semble ainsi mettre le corps non pas seulement en mouvement, mais véritablement en jeu, et atteint en ce sens le coeur même de tout enjeu esthétique : la tension qu’il entretient en permanence entre pulsion et contrôle, entre naturalité et rigueur intentionnelle. C’est cet enjeu qui définit, dans sa violence même, l’humanité. Cette tension dans laquelle s’enracine l’humanité, on l’interrogera ici de trois façons : d’une part dans la manière dont elle prend forme dans l’esthétique sadienne, par un jeu de subversion de la naturalité ; d’autre part à travers l’exemplarité du travail chorégraphique actuel de Gilles Jobin ; enfin dans l’esthétique de la crise que génère nécessairement un tel mode tensionnel.

  1. L’ordre sadien de la danse

Si le rythme, souvent qualifié de “primitif” ou de naturel, est pourtant bien ce qui appartient en propre aux hommes et ne se manifeste dans aucune autre espèce animale, on peut en dire autant de la danse, activité présente sous les apparences les plus diverses, non seulement dans toutes les formes, mais à tous les stades du développement culturel. Or la danse, en ce sens, ne semble pas seulement commune à toutes les pratiques culturelles. Elle serait bien plutôt l’objet culturel par excellence, celui qui nous permet de comprendre comment fonctionne toute culture par rapport à la nature : non pas en s’y opposant, en la niant ou en la dépassant dans un beau mouvement dialectique ; mais, littéralement, en la subvertissant, en soumettant le donné naturel au processus de son propre mouvement, pour l’inverser en geste culturel. C’est précisément de ce geste de subversion que témoigne le travail littéraire de Sade, et en ce sens il peut nous fournir un modèle d’interprétation de l’activité chorégraphique.

  • La violence naturelle comme principe de légitimité

Sade, en effet, se donne pour principe de légitimité l’ordre même de la nature, ordre violent où se manifeste la constance des rapports de domination à soumission. La nature est dans son essence même sauvage, c’est-à-dire essentiellement brutale et destructrice. Et l’ordre humain de l’interdit, établi en vue d’une pacification, ne saurait être qu’un ordre contre-nature, une dégénérescence opacifiante masquant la violence naturelle et nécessaire des rapports entre les vivants, et interdisant dès lors tout accès à la transparence de la jouissance, précisément parce qu’elle impose la paix. Mais cet ordre de la nature, il le figure dans un processus intégralement culturalisé. Il n’y a pas soumission des corps à l’ordre naturel, mais subversion de cet ordre dans une activité proprement culturelle : celle de la mise en scène des corps, qui les fait passer de la présence à la représentation. Tout le texte sadien est intégralement théâtralisé, destiné à donner à voir. Or le passage de la présence immédiate à la représentation est aussi passage d’un temps naturel (le présent de l’immédiateté sensible) à un temps culturel (les processus de mémorisation et de projection anticipatrice que suppose la médiation de la conscience de soi). Le passage de la vie vécue à la vie représentée est un passage de la spontanéité à l’oeuvre. C’est précisément l’acte même de la danse, que de théâtraliser la naturalité du corps, de faire oeuvre de sa présence pour y introduire la médiation d’une représentation. Le geste dansé n’est pas le mouvement nu de la spontanéité, mais une énergie concentrée dans le mouvement ritualisé de l’acte communautaire.

Chez Sade, la mise en scène des corps suppose ainsi l’usage, dans son sens le plus contraignant, d’une direction d’acteurs, comme Barthes le met en évidence dans ses essais sur Sade : le dominant sadien n’est pas celui qui domine physiquement ou sexuellement (puisqu’il peut être aussi bien actif que passif), mais celui qui domine par la parole, c’est-à-dire celui qui donne les ordres. Celui qui impose l’ordre symbolique et sémiotique du langage, et contraint par là même l’ordre réel et biologique des corps. Danser en ce sens, c’est répondre à l’injonction, paradoxale et parfaitement sadienne, d’écouter son corps et de le dominer, de le suivre et de le diriger. C’est en quoi la direction d’acteurs impose aussi une rhétorique de la posture : le dominant est celui qui maîtrise une telle rhétorique et la met à son service. Le langage du corps est donc une symbolique qui donne forme culturelle au principe naturel de domination : il s’agit d’un code de figuration, et par là même d’une sémiotique. Or cette sémiotique interroge le principe même de la jouissance : pour qu’il y ait jouissance, il faut que quelque part soit présente la pulsion naturelle de violence et de domination, mais sous une forme codifiée, ritualisée, bref signifiante, c’est-à-dire porteuse d’un sens communicable. Et il faut que cette communicabilité du désir ne contredise pas l’épreuve radicalement individuelle de la jouissance. Bref, il faut atteindre ce point précis où la discipline devient non pas ce qui fait obstacle au désir, mais ce qui le suscite et le conditionne.

  • Rhétorique et comptabilité

D’où, chez Sade, la fonction centrale du blasphème, de l’inceste, de l’acte même de transgression. Si l’interdit constitue bien une contre-nature, sa transgression n’est pas retour à la nature, mais accès à une plus que nature, à une nature essentialisée dans la discipline qui lui donne son lieu, autant que dans l’interdit qui lui donne son sens. La nature est ici respectable en tout, sauf dans ce qui la caractérise le plus essentiellement, à savoir sa spontanéité. C’est pourquoi la discipline s’applique moins à l’objet du désir qu’à son sujet lui-même : se rendre digne de la nature est, pour Sade, un véritable travail, une rigoureuse ascèse. Dans la perspective sadienne, c’est le dominant qui s’autodiscipline pour pouvoir soumettre son objet. D’où la nécessité, contre-nature par excellence, d’une comptabilité de la luxure, reprise dans le comptage chorégraphique des places, des pas, des mouvements et des rythmes. Le rythme qui scande la dynamique conduit aussi à mathématiser l’activité sexuelle, c’est-à-dire, par là même, à la techniciser. Ainsi Barthes peut-il écrire dans son premier essai sur Sade : “De la sorte, devant la scène sadienne, naît une impression puissante, non d’automatisme, mais de minutage, ou si l’on préfère, de performance.”1 Il n’est pas indifférent que le terme employé ici par Barthes soit celui-là même qui désigne l’une des modalités spécifiques de l’art contemporain, qu’il partage précisément avec la danse. Car le temps de la performance n’est pas un temps d’improvisation spontanée. C’est au contraire un temps programmé, prévu, codifié, concentré, déterminé aussi rigoureusement qu’organisé. Pour que la performance fasse oeuvre, il faut qu’elle intensifie cette comptabilité du temps dans la présence, ne produisant l’intensité immédiate que par le renoncement à la spontanéité. Or c’est précisément cette intensification dans le geste d’un temps en quelque sorte dénaturé qui caractérise la danse. L’interprétation qu’en donne Barthes dans son second essai sur Sade conduit à la figure du tableau vivant, comme paradigme esthétique : “Le groupe sadien, fréquent, est un objet pictural ou sculptural : le discours saisit les figures de débauche, non seulement arrangées, architecturées, mais surtout figées, encadrées, éclairées ; il les traite en tableaux vivants.”2

L’essence de la danse semble moins donnée ici dans la dynamique du mouvement que dans la statique suspendue du geste. C’est dire que cette attitude suspensive elle-même, dans sa non-naturalité, est au coeur d’un usage signifiant du corps : la nature qui fait sens dans un corps dansant est celle qui soumet l’ordre du temps à la scansion de l’espace. C’est cela que Bergson, dans L’Evolution créatrice, désignera comme “mécanisme cinématographique de la pensée”3 : le pouvoir de l’intelligence de culturaliser l’ordre du temps par son appropriation spatiale. Mais, définissant ainsi l’intelligence, c’est aussi le rythme qu’on définit, puisqu’il a précisément pour effet de substituer, à l’épreuve continue de la durée, l’épreuve discontinue d’un temps divisé, scandé. Faisant en quelque sorte du temps compté un temps non plus comme chez Bergson mis à distance, mais au contraire le temps le plus intensément vécu. Le temps le plus acculturé serait le temps même de la pulsation physique, et le rythme ne serait rien d’autre que cet oxymore d’une rhétorique pulsatile. La condition même de la jouissance.

Ainsi le rythme de la danse nous donne-t-il ce qui est au coeur même de la technique : l’appropriation de la nature par le savoir qu’on a sur elle est une position non pas simple et naïve, mais authentiquement subversive. C’est faire servir la nature à sa propre destitution, l’utiliser comme instrument de sa soumission. Chez Descartes même, dans le Discours de la Méthode, il ne s’agit jamais que de restaurer par le savoir une puissance qui est celle-là même de la nature ; de faire de l’homme le dépositaire des forces naturelles. Connaître la nature, c’est la plier à l’ordre du langage, c’est-à-dire à la discipline d’une méthode. Mais le pouvoir que donne cette puissance symbolique n’est à nouveau pour l’homme qu’un pouvoir d’ordonner la nature à sa propre mise en scène, de l’enchaîner à “l’ordre des raisons”. De même que pour Sade, selon Barthes, “il n’y a d’érotique que si l’on raisonne le crime”4 , de même pour Descartes, il n’y a de technique que si l’on raisonne le savoir, et la finalité du savoir est toujours technique, de même que la finalité du crime est toujours érotique. Dans tous le cas, l’ordre du langage est le moyen même de la jouissance, et plus encore, il en est la condition.

  • Subversion du biologique

Ainsi, la posture même de soumission à l’ordre naturel, d’écoute du biologique, telle qu’elle se présente dans la danse, est subversive parce qu’elle prétend réaliser ce qu’en réalité elle contredit ; parce qu’elle fait de son modèle même, biologique et naturel, à la fois l’objet de sa négation et l’instrument de son activité. Dans tous les cas, le corps expressif de la danse est un corps discipliné, c’est-à-dire nécessairement assujetti, au double sens, négatif du devenir soumis, et positif du devenir-sujet . Du premier sens relève la conception dualiste selon laquelle le corps doit être soumis par l’âme, dans un principe de hiérarchisation qui trouve son expression politique dans la danse classique issue de la danse de cour, comme le montre Agnès Izrine dans La Danse dans tous ses états (paru en 2002 aux éditions de l’Arche). La position du danseur-étoile y est celle du corps du roi, manifestant le rapport que la danse établit au pouvoir, dans son double usage politique et religieux. La hiérarchisation des corps dansants y est représentation corrélative d’une hiérarchie politique (soumission des sujets au souverain) et d’une hiérarchie existentielle (soumission platonicienne du corps à l’âme). Du second sens relève la conception moniste d’un corps-et-âme indissociable de la pulsion vitale. La discipline s’exerce alors à l’encontre du conditionnement culturel, pour permettre au sujet de restaurer en lui les énergies originelles dont il a été dessaisi. Et être à l’écoute de cette dimension fondatrice suppose un véritable travail ascétique, autant qu’une refondation rhétorique du corps, comme le montrent, en précurseurs de la danse contemporaine, les orientations de Laban autant que celles de Mary Wigman ou de Martha Graham, et plus tardivement celle de Merce Cunningham, jusque dans leurs filiations actuelles. Or, si la danse contemporaine ne revendique que cette seconde tradition, elle s’inscrit aussi nécessairement quelque part dans la filiation de la première, qui ne constitue pas seulement un épiphénomène, mais véritablement l’une des constantes de ce qu’on pourrait appeler le devenir-danse des hommes. Il y a bien en effet une double tradition de la danse, celle de l’extase et celle de la contrainte. Double tradition intégralement assumée en particulier dans l’esthétique de Merce Cunningham, organisant le passage de l’expression à l’abstraction. Extase comme déchaînement, possession, à l’encontre d’une contrainte comme discipline et hiérarchisation. Dimension de l’abandon à l’encontre de la dimension du contrôle ; dimension thérapeutique et communautaire à l’encontre de la dimension ascétique et hiérarchique. Mais aussi potentialisation de l’une par l’autre, s’il est vrai, comme le montre le paradigme sadien, que la discipline est la condition même de la jouissance, comme le langage est la condition d’une renaturation.
(suite de l’article dans la revue papier)

La circulation de récits comme puissance d’agir et contre-pouvoir
par Benjamin Roux

Avec son appel à « une culture des précédents », David Vercauteren nous invitait à « faire circuler des récits en vue de nourrir des cultures de la fabrication collective ». Le cheminement de ma recherche-action, en partant de cette proposition, m’a mené vers d’autres appels de ce genre autour de la question plus générale de la réappropriation de notre histoire, nos histoires. C’est donc, ici, un maillage qui se dessine autour des histoires à la fois sur le possible (puissance d’agir, transmission, multitude, contre-pouvoir…), sur les enjeux (réappropriation, création, pouvoir individuel, action collective…), sur les formes (H/histoire, imaginaire, mythe, récit) et également sur les milieux d’où les appels se font (littérature, philosophie, recherche, terrains d’actions…).

Histoire/histoire(s)

                « La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux

             qui rattachent les contemporains aux générations passées,

             est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et les plus

             mystérieux de la fin du court XXe siècle ». Eric Hobsbawm

         « L’historiographie classique perçoit le temps comme un flux continu, régi par la loi de causalité. Un événement succède logiquement à l’autre, le présent est aisément défini par le passé, et donc l’avenir est d’ores et déjà prévisible à travers même le regard jeté sur le présent. C’est ce flux temporel qui conduit l’humanité vers le perfectionnement, c’est lui, le Progrès en marche (qui induit le fait de masquer les failles et les échecs). »

        Le collectif Mauvaise troupe nous propose ici, à travers son ouvrage et à travers son propos, de questionner notre rapport à l’Histoire, à notre histoire, nos histoires. Faire redescendre de sa majuscule cette histoire qui se croit – ou qu’on voudrait nous faire croire – unique. Celle qui serait une version racontée et construite, construite à force d’être racontée, par les manuels scolaires, les grandes commémorations, les films du grand écran, les reportages, documentaires et journaux télévisés du petit…

        Qu’en est-il de celles qui se diffusent, se racontent, s’échangent en dehors de ces canaux ? Celles qui ne peuvent être UNE car appartenant à des points de vue différents ? Est-ce si anodin si se « raconter des histoires » en soit réduit à être le synonyme de « mentir » ?

Cette histoire majuscule serait la bonne car objective étant basée sur des faits. Et, à contrario, ces histoires, puisque multiples et nuancées, seraient subjectives et donc irrecevables. « Les faits parlent, certes, mais seulement si tu les racontes, et signifient quelque chose seulement à l’intérieur d’un cadre. Les faits te répondent si tu leur poses certaines questions, et si tu leur poses d’autres questions, ils te donnent d’autres réponses. » A la vénération de la sainte objectivité il serait opportun d’y répondre par la rigueur d’assumer ses subjectivités. Comme il n’existe pas de manière objective de raconter des faits, le collectif Wu Ming nous fait une proposition pour « une manière honnête de raconter : déclarer son propre point de vue, dire : je raconte, je prends un parti. »

        Cette histoire tout en majuscule et en grandeur est une histoire faite de victoires – et de leurs vainqueurs – mises bout-à-bout. C’est une frise chronologique qui oublie ses défaites et ses vaincus. Comme si nous n’avions à apprendre que de ce qui est victorieux et que l’échec, honteux, ne doit pas être regardé voir même doit être oublié. Cette Histoire a découpé notre passé de manière binaire avec d’un côté les victoires et de l’autre les défaites, une Histoire qui choisit ce que l’on retient et ce que l’on oublie ; ce qui tend à une dialectique du bien et du mal : si ça constitue l’Histoire c’est que c’est bien et que donc si ça n’en est pas c’est que c’est mal.

        Avec leur ouvrage, le collectif Mauvaise troupe souhaite que ces expériences racontées « rendent curieux, révoltent, interrogent, émerveillent, qu’elles donnent envie de (re)passer à l’acter, d’explorer ses forces comme ses faiblesses, et peut-être réenchâsser dans nos vies un certain art du récit ».

Imaginaire(s)                                                          

                                    « Qui n’imagine pas ne peut

                                   s’émanciper. » Alain Damasio

         L’imaginaire c’est ce que LES histoires permettent et ce que L’Histoire limite voir annihile complètement. Quand la grande Histoire vient figer une vérité à partir de faits elle enferme nos capacités à passer outre ses frontières. Quand les histoires cheminent, se partagent, s’échangent, ce sont des interstices qui laissent libre cours aux imaginaires. Une multitude (d’histoires) appelle une multitude (d’imaginaires). Cette Histoire, même si ses racines sont plus anciennes, s’est installée dans son unicité durant le XXe siècle. Pour Alain Damasio, écrivain, c’est cette « dictature du déjà-là, qui sature nos réflexions et nos choix et empêche ce léger décalage, ce pas de côté qui rend toute révolte possible. » Cet empêchement passe par la récupération de cet imaginaire. Il s’agit d’en faire « un nouveau marché, très lucratif puisqu’il n’a d’autres limites que le temps libre disponible des citoyens-clients, lequel s’accroît sans cesse. »

        Il y aurait donc deux types d’imaginaires. Un premier rattaché à la grande Histoire, un imaginaire « qui divertit – littéralement, te détourne de la voie – » et qui notamment se matérialise à travers les médias de masse, mais aussi tous les « gros » du divertissement et de la Culture (elle aussi unique et avec une majuscule) comme « Hollywood », le succès des séries TV… Un second imaginaire serait « celui qui subvertit, c’est-à-dire passe sous la voie, incline le sol, le fracture. »

        Et dans cette distinction, la subtilité se trouve dans la facilité. D’un côté il est assez aisé de se laisser divertir, d’être dans l’inaction là où subvertir« est devenu difficile, car subvertir c’est créer » et donc relève de l’action.
(suite de l’article dans la revue papier)

Penser la communication pour comprendre la communication politique
par Eric Dacheux

La communication politique est mise en œuvre par différents acteurs : les institutions (on parle alors de communication publique), les partis politiques (communication électorale), les agences spécialisées (marketing politique) et les associations (communication associative). Chacun de ces acteurs met en œuvre une « politique de communication ». Or, le vocable « politique de communication » englobe des pratiques très diverses : campagnes de publicité, accès en ligne aux informations, consultations des citoyens, organisations de conférences de presses, etc. Cette diversité des pratiques engendre un certain nombre de confusions. Confusions qui, sous le prétexte louable d’échapper à la propagande, peut conduire soit à réduire la communication à une simple transmission d’information (la publicité de l’information), soit à confondre communication et marketing (qui est la forme dominante de la persuasion politique). Ce n’est qu’en levant ces deux types de confusion que l’on peut proposer une définition non persuasive de la communication politique et, par là, proposer un nouvel objectif qui ne relève pas de la persuasion (rapprocher les points de vue) mais de la démocratie (provoquer un conflit intégrateur).

A) LA COMMUNICATION : ÉLÉMENTS DE DÉFINITION

Facteur de guerre ou de paix, pouvant favoriser la diversité ou la domination culturelle, permettant de rapprocher et de séparer, la communication est, dans la vie quotidienne, profondément ambivalente. Les recherches portant sur la communication ne font que souligner cette ambiguïté intrinsèque. En effet, les différentes théories de la communication contribuent à souligner le caractère équivoque de la communication puisqu’elle a été définie (la liste n’est pas exhaustive) comme : un facteur d’émancipation rationnelle au service de la démocratie (Habermas, 1997), une arme de manipulation détruisant l’esprit critique (Bourdieu, 1996), le moteur définissant le changement social au cours des siècles (Mc Luhan, 1968), une idéologie au service du libéralisme (Breton et Proulx, 1989), une utopie technique (Breton, 1992), etc.
Ce que les recherches en communication nous disent de la communication Cependant, malgré ou plutôt grâce à leur diversité théorique, les recherches sur la communication ont pu produire certains travaux convergents qui permettent de mettre à jour un socle, étroit mais assuré, de connaissances. Socle qui fait, aujourd’hui, l’objet d’un large consensus dans la communauté des chercheurs. Nous voyons trois éléments constituant ce que l’on peut appeler un savoir scientifique commun :

1-la communication est un processus actif.
Personne n’est absolument passif, même avachi en mangeant des pop-corn devant notre téléviseur, nous n’enregistrons pas automatiquement le message diffusé, nous l’interprétons. Nous ne sommes pas des disques durs, mais des êtres créateurs de sens. Le sens n’est pas donné une fois pour toute par le signe. Chacun, en fonction de ses expériences, de sa culture, de son statut social, etc., attribue des significations différentes à un même message. En d’autres termes, ce que l’on veut signifier n’est jamais – sauf à transmettre des messages très pauvres et/ou à restreindre la liberté d’interprétation d’autrui – exactement ce que l’autre comprend. La communication ne permet pas la compréhension totale et réciproque, elle peut juste, parfois, réduire l’incompréhension, mais toujours en laissant des éléments d’incertitudes (ce que P. Livet (2011) nomme « l’indécidabilité de la communication »). La communication n’est pas une solution, c’est un problème de construction du sens.

2-Cette interprétation n’est pas purement cognitive.
S’il y a problème de construction de sens, c’est parce que l’être humain n’est pas une pure machine cognitive, un super ordinateur. Nous ne nous contentons pas de coder et de décoder de manière logique des informations. Nous interprétons en fonction de deux éléments qui nous distinguent fortement des ordinateurs : le contexte et nos sens. Le travail de construction du sens dépend fortement du contexte dans lequel il s’effectue. Par exemple, nous ne donnons pas la même signification au mot « orange » dans une conversation se tenant sur un marché ou, se tenant devant une boutique de téléphonie mobile. Ce contexte constitue un cadre interprétatif qui participe à la construction du sens. Il est tout à la fois donné (le cadre de la relation tel qu’il pourrait être décrit par un observateur extérieur) et construit (le cadre de la relation tel que le co-construisent et le perçoivent les personnes en relation2). De même, le sens se construit avec nos sens. Les odeurs, couleurs, sons, émotions que nous percevons participent à la compréhension du contexte et du message, tandis que c’est avec notre corps tout entier que nous exprimons nos idées et nos émotions. La communication est une relation sensible de construction de sens.

3-Toute communication met en œuvre quatre critères.
La communication est ambivalente, en raison de sa complexité. En effet, on retrouve dans toute communication humaine les quatre critères suivants :

a-L’espace.
Toute communication humaine met en relation des personnes qui, soit sont dans le même espace (modalité présentielle : messes basses d’amoureux, conversation entre deux amis dans un café, etc.), soit ne le sont pas (communication à distance : tam tam dans la jungle, échange téléphonique, etc.).

b-Le temps.
Les individus peuvent diffuser des messages, partager des émotions, échanger des savoirs dans le même temps, c’est la communication synchrone : retransmission en directe des Jeux Olympiques, palabres sur un marché. Ils peuvent le faire aussi d’une manière différée, c’est la communication asynchrone : échanges de lettres, diffusion d’archives radiophoniques, etc.

c-La technique.
Une communication peut s’établir sans l’intermédiaire d’aucun support technique ou, au contraire, passer par le truchement d’un support. Dans le premier cas, on parlera de communication directe, c’est-à-dire d’une mise en relation par l’intermédiaire de la voix, du geste, de la posture, de l’expression corporelle (danse, mime, etc.), de l’odorat, du toucher, etc. Dans le second cas, certains emploient l’expression de « communication médiatisée » qui relie des hommes par divers supports techniques qui vont du simple porte-voix au satellite de diffusion directe. Il convient donc de distinguer trois termes que l’on emploie à tort comme synonymes et qui, en réalité, s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées gigogne : la communication, le plus large des trois termes, est une mise en relation sensible qui vise à construire du sens. Lorsque cette relation passe par un intermédiaire (humain ou technique) on parle de médiation. Enfin, lorsque cette médiation passe par un objet technique, on parle de médiatisation qui est la plus petite des trois poupées, bien qu’étant le phénomène le plus analysé.

d-La situation de communication.
A l’intérieur d’un contexte donné (période électorale, par exemple), il existe plusieurs situations de communication (meeting politique, rencontres sur le marché, etc.). Chaque situation présente des « éléments inducteurs » (Muchielli, 1991) qui influent sur les possibilités d’échanges (demander une faveur à son député est plus facile lors de la rencontre sur le marché que dans le meeting politique). Il existe deux grands types de situation de communication : les situations où la communication ne peut s’établir que dans un seul sens (communication unidirectionnelle : le journal télévisé, le réquisitoire d’un procureur, etc.) et celles où chacun des protagonistes peut intervenir (communication interactive : interrogatoire de police, chats sur Internet, etc.).
A ces trois éléments faisant largement consensus, on peut rajouter trois autres éléments qui sont le fruit d’une synthèse personnelle des recherches académiques.

4-La communication est un acte volontaire.
En dehors de l’Ecole de Palo Alto qui, assimilant culture et communication, fait de toute interaction sociale un acte de communication, les recherches sur la communication font de cette dernière un acte volontaire. Il y a communication quand il y a volonté partagée de nouer une relation de compréhension. Ce qui ne veut pas dire que tout ce qui se déroule lors du processus communication soit intentionnel – beaucoup d’éléments, en réalité, ne serait-ce que le contexte, échappent au contrôle des acteurs – mais que l’initiative du processus doit être volontaire et partagée (dans le cas contraire, il s’agit d’une non communication).

5-La communication renvoie à l’altérité.
C’est parce que l’autre est différent que le sens n’est pas donné, mais co-construit. La communication naît de l’altérité. L’homme étant un animal grégaire, il doit, pour vivre en société, rencontrer l’autre, le séduire, le convaincre, négocier avec lui, etc. La communication suppose donc la reconnaissance de la différence, mais aussi la reconnaissance, chez l’autre, de la même humanité. C’est par l’autre que nous devenons nous-même. Ou, plus précisément, c’est par la rencontre de l’altérité que nous prenons conscience, tout à la fois, du même qui est en l’autre et de l’autre qui est en nous-même (Ricœur, 1990). En d’autres termes, communiquer c’est aussi bien chercher à construire du commun avec l’autre (cohabiter) que chercher à se séparer du semblable pour retrouver l’autre (mettre à distance). La communication, c’est au fond la recherche de la bonne distance pour préserver la diversité culturelle sans remettre en cause la commune humanité.

6-La communication nécessite liberté et égalité.
Pas de communication sans reconnaissance de l’égale humanité de l’autre et respect de sa liberté. Liberté de refuser la communication, de dire le contraire de ce que l’on pense et liberté d’interprétation. Bien sûr, la tentation est grande, pour imposer sa vision des choses, sa propre construction de sens, de nier cette égalité et de réduire cette liberté. On parle alors d’ « acommunication »
(suite de l’article dans la revue papier)

L’éducation populaire porteuse de transformation sociale
par Francine Grelier

Pour réinterroger l’éducation populaire je n’invente rien, mais je propose une réinterprétation de ce qui fait sens commun, en tant qu’héritière de la famille « Educ Pop » comme une majorité d’entre vous. Cela veut bien dire réinterpréter l’héritage, et non pas être rentière d’un patrimoine fossilisé à maintenir coûte que coûte en « bon père de famille », sans prise de risques.

« Héritier ou rentier » était la problématique des Rencontres pour l’avenir de l’éducation populaire en 1999 à la Sorbonne, elles étaient organisées par la Ministre de l’époque Marie George Buffet qui prenait acte d’un renouveau depuis 10 ans. Elle s’est prolongée par une offre de réflexion publique sur l’EP (Education Populaire). Même si le gouvernement a changé en 2002, la vitalité de la réflexion a été importante en Bretagne, avec une recherche-action qui s’est prolongée de 2003 à 2006. Et cette rencontre voulue par une collectivité territoriale en est un autre signe.

Ma présentation se construit en quatre points :

1) Mes raisons de problématiser la redéfinition de l’Education Populaire.

2) Pourquoi la praxis de l’émancipation et du changement social est-elle d’actualité dans la réduction des inégalités ?

3) Quel est l’état de la reconnaissance des champs d’apprentissage de l’éducation non formelle, c’est-à-dire la conscience pour faire ses propres choix et avoir une place de citoyen ?

4) Quel est le processus d’éducation à valoriser pour se donner la puissance d’agir et se co-développer politiquement, c’est-à-dire créer une participation citoyenne ?

1) Mes raisons de problématiser la redéfinition de l’éducation populaire :

Je questionne l’Education Populaire à partir de l’organisation de la vie associative et des professionnels de l’animation socioculturelle, qui incarnent ou opérationnalisent les principes de l’EP. Mon point de vue est construit à partir de mes observations et de mes recherches pendant trente ans d’une pratique de formateur auprès des professionnels de l’animation socioculturelle. Je suis Conseiller d’Education Populaire et de Jeunesse sur la vie associative dans l’administration Jeunesse et Sports – Cohésion sociale. Et ma pratique de bénévole est d’être maire adjoint et responsable associatif (culture et insertion).

La professionnalisation est récente, les doutes et les questionnements sont en continu sur ce métier toujours à définir : quelles sont les nécessités éducatives, quels sont les apprentissages à transmettre ou à accompagner ? Quel sens à l’éducation dite populaire donc collective par rapport à l’intervention professionnelle d’animation socioculturelle ? Ma recherche consiste à faire des liens et des ponts entre ces deux labels ou emblèmes qui sont pour certains l’objet d’une controverse, à savoir que l’animation serait défaillante en neutralisant la posture critique de l’EP et la trahirait.

Mes constats portent sur l’évolution du contexte de l’organisation professionnelle. Des années 70 aux années 2000, le parcours passait de bénévole ou volontaire à professionnel, de bénévole à permanent. Le développement par les contrats aidés dits emplois jeunes a bousculé cette passation. Il me semble que la collaboration des professionnels et des bénévoles est devenue fragile et à réinventer. L’enjeu de coopération et/ou de hiérarchie se joue entre le Technicien qui se dit expert de la participation sociale et le Bénévole riche de la connaissance du milieu, de son expérience et de ses réseaux d’appartenance.

Je rappelle que la vie associative est estimée à un million cent mille associations vivantes avec 70 000 créations par an. Même si 85% des associations n’ont pas d’emplois salariés, les professionnels travaillent avec les réseaux locaux d’associations. Les équipes de travail associatives ont grossi, ayant pour effet la gestion d’une division sociale du travail et d’une hiérarchisation dans une filière professionnelle organisée du niveau 5 au niveau 2 (même si la majorité a moins de 12 emplois donc une gestion possible de petit groupe collaboratif). Ce phénomène est accentué par l’exercice plutôt hiérarchisé de l’animation dans les collectivités locales.

En écoutant les  professionnels dans les analyses de pratiques en groupes de formation au co-développement, leurs plaintes et leurs difficultés  alertent sur les rituels appauvris dans les échanges. Je définis les rituels comme des systèmes  de normes comportementales pour réguler les manières de faire (exemples des rituels d’organisation et de gestion : le CA, l’AG, les commissions, et des rituels politiques : le projet d’orientation, le programme d’activités). Les marqueurs des collaborations appauvries sont multiples : des conflits de valeurs liées à l’activisme plutôt qu’à une pratique réflexive, la bureaucratie gestionnaire plutôt que la délibération sur les décisions, la consommation d’activités plutôt que la participation d’acteurs, des cohésions d’équipe faibles, la logistique des produits et services prenant le pas sur l’éducation instituante, une expertise pédagogique isolée non reconnue et légitimée.

Or la culture de la hiérarchie et de la gestion pose problème dans un métier éducatif où le discours des valeurs porte sur une émancipation des populations avec des critères d’autonomie, de développement, de mobilisation collective. La praxis éducative est de construire un savoir social, des compétences interactionnelles pour savoir interpréter les contextes d’intervention, les problèmes à résoudre et s’autoriser les choix d’agir c’est-à-dire avoir un comportement réactif, un savoir agir et un savoir réfléchir sur les objectifs, sur le projet de changement, sur le sens des alternatives. La compétence collective de s’associer nécessite de partager des valeurs sur le projet politique.

La relation des bénévoles et des professionnels est un assemblage délicat pour démultiplier cette compétence. Quelle franchise pédagogique a le professionnel pour construire son projet éducatif dont il affiche qu’il n’est pas occupationnel ou de contrôle social, et que l’éducation populaire est l’autoformation des gens par eux même ? Comment le professionnel peut-il intervenir auprès des populations quand il est en position instable d’interface entre les commandes publiques contraignantes, exogènes et descendantes (locales  et d’Etat) et les demandes sociales émergentes et endogènes ?

La formation professionnelle des animateurs a pour objet de développer et d’acquérir deux compétences : une pédagogie émancipatrice et une logistique d’action performante. Pour entraîner les apprentissages il lui faut articuler, dialectiser deux pôles : une formation instrumentale et une formation communicationnelle. La formation instrumentale transmet des outils techniques standardisables, logistiques et comportementalistes pour armer une profession qui serait d’être un conducteur de projets avec les différents publics cibles. En dialectique donc en contradiction ou en contrepoint, la formation communicationnelle vise à entraîner une posture dialogique d’interactions avec autrui, puisque le principe d’éducation populaire est de valoriser les savoirs d’expérience des gens (c’est-à-dire les habitants, les populations, le folk, le peuple) pour qu’ils interviennent eux-mêmes sur leur quotidien. Le sociologue Joffre Dumazedier (dans la lignée de Condorcet) postule que le sujet social ne peut être qu’« apprenant », en apprentissage tout au long de sa vie. Or les référentiels de la réforme des diplômes Jeunesse, Education Populaire et Sports en 2003-2006 favorisent la dimension instrumentale qui pourrait envahir la posture professionnelle. L’enjeu est d’être très attentif et très volontaire sinon engagé pour garder la dimension communicationnelle du savoir socialisé qui est à la base de l’éducation populaire.

Pour me ressourcer, j’avais besoin de mettre en perspective théorique mes questionnements sur l’articulation de l’éducation populaire et de l’animation socioculturelle. Animer est une fonction, une méthode, une pédagogie active pour accompagner l’apprentissage socioculturel de la communauté. Il faut donc expliciter quels apprentissages sont en jeu en éducation non formelle, et quelles sont les finalités éducatives prônées par l’EP.

Si j’ai nommé en amont des rituels d’échanges appauvris entre bénévoles et professionnels, il n’empêche que les systèmes de croyance, de mémoire, de valeurs fonctionnent toujours. Il y a même une appétence et une curiosité renouvelée à se réclamer de l’éducation populaire, en tant que symbolique, en tant que mythe fédérateur. Mais l’emblème ou l’étendard « Educ Pop » peut aussi fonctionner en norme, sinon en injonction moralisante : « On en est ou on n’en est pas, on en fait ou on n’en fait pas », sur un mode de jugement partial et implicite. Le mythe fonctionne s’il est flou, peu critique en tant qu’idéologie à valeur unifiante de croyance.

Donc pour interpréter le monde et ce qui fait lien social, nous avons d’une part des rituels qui rythment les actes associatifs (plus ou moins créatifs ou figés), d’autre part nous partageons des croyances et leurs productions mythiques, donc il nous faut aussi construire une connaissance, partagée et engrangée, qui permette de prendre de la distance. Je postule que les épistémès sur l’éducation populaire ne sont plus assez explicités pour qu’ils continuent à faire adhésion commune. Foucault définit l’épistémè comme le savoir prédéfini, les codes de perception, les codes culturels : tout ce qui forme le sens commun, le bon sens. L’entraînement de l’éducation populaire porte sur l’aptitude cognitive pour faire des liens à partir de l’expérience, pour comprendre et raisonner , ce qui forme la conscience qui est une réflexivité pour interpréter l’expérience : sa cohérence, justification et validation des idées.

 

2) Pourquoi la praxis de l’émancipation et du changement social est-elle d’actualité dans la réduction des inégalités ?

 La communication sur le colloque rappelle que l’éducation populaire repose sur deux concepts historiques : l’émancipation et le changement social.  La notion d’historicité définit la marge de manœuvre critique face aux fatalismes, aux causalités déterministes, aux rapports institués immuables dominants/dominés. Donner une autre signification à l’expérience sociale en comprenant son contexte historique peut commencer à la transformer : en sachant comprendre les rapports conflictuels, les logiques d’actions et de contraintes, les structures de domination, les enjeux corporatifs et de discrimination, et les logiques de ce qui peut les faire changer.

L’éducation dite populaire, ou collective, ou citoyenne, définit un processus d’éducation anthropologique au dialogue, aux échanges pour intervenir sur son cadre de vie et pour changer le quotidien : il s’agit de prendre la parole en dépassant la plainte ou le ressentiment et en ne la laissant pas aux seuls experts, c’est-à-dire produire du social, de l’historicité par des pratiques instituantes conscientisées. La praxis  de l’EP est l’agir ensemble, l’agir collectif en sachant mobiliser ses ressources pour faire changer les choses : c’est passer à l’action, faire, être actif ET aussi penser cette action, être réflexif et critique en tant que sujet autonome et auteur (s’autorisant à commencer). Il s’agit de faire du politique en tant que sujet riche d’une expérience avec des intentions, des objectifs, une capacité de réponse à des enjeux et à une capacité à agir. La raison diagnostique et critique construit une réciprocité d’argumentation dans les débats sur les conflits d’intérêts et dans les choix d’actions, et construit une communication d’interprétation et de sens pour imaginer des alternatives.

Je définis la prise de conscience par la notion de réflexivité, la conscience est réfléchie par un retour sur elle-même. Quand je parle de conscientisation, je nomme le processus pédagogique d’élucidation de sa condition, de ses conditionnements. La pédagogie de la conscientisation de Paolo Freire (qu’il nomme pédagogie des opprimés dans les années 60 au Brésil) vise à travailler les conditionnements pour s’émanciper (sortir de la main de l’autre dominant) et les décaler pour s’autoriser à intervenir et se mobiliser sur le quotidien à transformer. La proposition de Freire est de passer d’une simple prise de conscience de l’expérience, pour savoir qui l’on est pour exister, à une prise de conscience des conditions de cette expérience, ainsi que les processus déterminés de percevoir et de penser qui la rendent aliénée.

Les acteurs populaires sont des gens apprenants ou s’éduquant en conscientisant les déterminismes et en refusant les fatalismes, en prenant conscience des interdépendances contre les abus de pouvoir et les dominations. L’Amérique du Sud est héritière des théories éducatives de Freire, à comparer avec l’héritage de Freinet et de l’Education nouvelle resté à la marge du système éducatif national français. La conscientisation est la capacité de traduire des mentalités de fatalisme et de déterminisme en attitudes conscientes d’avoir été conditionnés, le pari éducatif est que les identifier peut permettre de s’en déconditionner, voire de s’émanciper.

L’éducation populaire ou socioculturelle comme autoformation collective permanente dans la communauté peut avoir deux visées quant au changement social qui soient en dialectique, en contradiction:

– La pédagogie de la vie quotidienne, que l’on retrouve dans la vie associative (dans les maisons pour tous) ou dans la collectivité locale, permet au sujet social apprenant une autoformation à la cohésion sociale. La visée du vivre ensemble est de renforcer ou de maintenir le lien social en pacifiant les relations, les civiliser pour un équilibre stabilisé, et en assistant les populations vulnérables. Au risque d’une socialisation aseptisée : l’agent de médiation ou d’assistance sociale travaille sur les symptômes et non sur les causes des problèmes sociaux qu’il prétend régler, en insérant il normalise.

– La deuxième visée est une intervention citoyenne sur les inégalités. Le projet politique de transformation nécessite de comprendre les enjeux du vivre ensemble pour le changer. L’apprentissage de la raison critique pour repenser ce qui fait société et le mode d’agir dans la société passent par les droits culturels d’information, d’expression, de délibération, d’évaluation, et d’arbitrage des politiques publiques.

Les coordinations associatives (CPCA 1992, Charte 2001) revendiquent cette compétence entre action publique et action collective civile, elles le dénomment dialogue civil  avec les collectivités publiques. Le Conseil de l’Europe, qui a créé une Stratégie de Cohésion Sociale, pose les valeurs de solidarité et d’équité pour corriger les déséquilibres « La cohésion sociale est la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous es membres en réduisant les disparités et en évitant la marginalisation. ». La notion du social renvoie à l’inégalité des statuts différenciés des personnes, aux rapports sociaux d’inclusion ou d’exclusion. La notion de transformation sociale est la tension conflictuelle vers plus d’égalité, quand il s’agit de transformer les causes de ce qui produit les inégalités, et non pas seulement compenser les effets inégalitaires de l’organisation sociale.

La référence à l’Education populaire revient sur le devant de la scène depuis les années quatre-vingt-dix, quand les vingt années d’installation de la crise depuis 1975 entérinent la représentation de cette crise comme structurelle et non plus conjoncturelle. Ce qui était institué et acquis depuis 1945 se délite, il faut donc repenser ce qui fait société. Les associations se réfèrent moins aux utopies de changement à forte implication idéologique des partis ou des grandes fédérations associatives, mais elles multiplient les initiatives, les actions concrètes ici et maintenant pour un traitement de l’urgence dans la proximité. Les recherches d’économie sociale et solidaire sont une autre manière de faire de la politique. Une nouvelle légitimité du politique se retrouve dans la participation du citoyen à la démocratie, mais ils peuvent être aussi la marque d’une dépolitisation et une désidéologisation, la marque d’un réel retrait et d’une critique forte par rapport aux engagements politiques.
(suite de l’article dans la revue papier)

Faim dans le monde : causes, conséquences et pistes à explorer
Par Laura Brocard – Aurore Guilloud – Lucie Longueville – Coralie Prospiech – Jaime Rimaycuna

Ce texte est issu du mémoire de projet collectif réalisé dans le cadre d’un master 1 Communication Stratégie Internationale et Interculturalité, parcours Communication et Solidarité de l’UFR LACC – Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand – années 2013 _ 2014 à l’association Action contre la Faim, délégation de Clermont-Ferrand.

Pourquoi des gens des pays du Sud meurent de faim alors que les pays occidentaux sont touchés par le gaspillage alimentaire ? Existe-t-il des solutions à ce problème et si oui, lesquelles ? C’est cette problématique que nous allons traiter, en étudiant d’abord les causes et conséquences, puis les solutions possibles à la faim dans le monde.

  1. Causes et conséquences de l’insécurité alimentaire

Les chiffres de la population mondiale montrent une croissance exponentielle : en 1800, il y avait 1 milliard d’humains sur terre, 3 milliards en 1959, 6 milliards en en 1999, plus de 7 milliards aujourd’hui, et selon les projections de l’INED, il y aura plus de 10 milliards d’habitants sur la planète à la fin du siècle. Sachant cela, il pourrait paraître « normal », logique, qu’une partie de la population ne mange pas à sa faim. Or, un rapport de la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, affirme que la Terre produit assez de nourriture pour 12 milliards de personnes. La faim n’est donc pas une fatalité, ce n’est pas une question de quantité de nourriture disponible au niveau mondial, mais résulte d’une mauvaise répartition des ressources. Mais alors, pourquoi sur 7 milliards de personnes, 850 millions ne se nourrissent pas à leur faim alors qu’il y a sur la planète assez de nourriture pour 12 milliards d’humains ? Quelles sont les causes de cette répartition inégale de la nourriture ?

Afin de mieux comprendre ce phénomène, nous exposerons en chiffres la situation de la faim dans le monde, puis nous verrons les principales causes de cette mauvaise répartition. Nous présenterons ensuite les conséquences que cela implique.

  1. La situation de la faim dans le monde
  • Faim et insécurité alimentaire.

Couramment, avoir faim signifie avoir de l’appétit, être prêt à manger. C’est la sensation provoquée par le manque de nourriture. Le terme de faim est également utilisé pour désigner la sous-nutrition chronique, c’est dans ce cas qu’on parle de « souffrir de la faim ». Il s’agit alors d’un « état d’incapacité – d’une durée d’au moins un an – de se procurer suffisamment de nourriture […] pour satisfaire les besoins énergétiques d’un être humain« . Les personnes qui souffrent de la faim ne disposent pas de nourriture en quantité et qualité suffisante, leur régime alimentaire ne leur apporte pas suffisamment de nutriments pour leur dépense énergétique. Pour les enfants, cela pose des problèmes de croissance.

L’insécurité alimentaire désigne un accès limité à des « aliments sûrs et nutritifs pour une croissance et un développement normal et pour mener une vie saine et active« . Elle peut être chronique, c’est-à-dire persister dans le temps, transitoire ou saisonnière. Lorsqu’on parle de faim, beaucoup d’éléments entrent également en jeu comme l’accès difficile à l’eau potable et aux soins de santé.

Une idée reçue courante consiste à penser que les individus souffrent de la faim uniquement en situation de famine. Or, il est important de ne pas réduire la faim à la famine. En effet, la famine, qui désigne une situation de privation intense d’aliment, est un phénomène qui ne représente qu’une petite partie de la faim dans le monde.

  • Situation

En 2009, plus d’un milliard d’individus souffraient de la faim. D’après les estimations 2011-2013, 842 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, ce qui représente 12% de la population mondiale. La majorité se trouve dans la partie sud de la planète. Parmi eux, plus de 34 millions d’enfants ont souffert de malnutrition aiguë en 2012, ce qui entraîne la mort d’un million d’enfants de moins de 5 ans chaque année.

Le continent le plus touché par la faim, en valeur absolue, est l’Asie, avec 552 millions de personnes sous-alimentées. En Afrique, on trouve le plus grand pourcentage de personnes qui souffrent de la faim, puisque plus d’une personne sur cinq est malnutrie.

Chaque année, 300 millions de personnes ont un besoin urgent en eau et en assainissement suite à des catastrophes naturelles, des guerres ou des maladies. 738 millions de personnes n’ont pas accès à une eau améliorée, c’est-à-dire des points d’eau protégés contre les contaminations extérieures, notamment les matières fécales. 2,5 milliards d’individus n’ont pas accès à des sanitaires corrects, ce qui pose un véritable problème : en l’absence de latrines, les individus vont faire leur besoin à l’extérieur ce qui entraîne souvent la contamination de l’eau et la propagation d’épidémies.

  1. Les causes de la faim
  • Quatre causes principales d’après Action contre la Faim

D’abord la pauvreté, qui empêche les individus d’acheter les aliments de base en quantité et qualité suffisante. Un paradoxe est que 80% des personnes sous-alimentées sont des agriculteurs ou anciens paysans qui ont été condamnés à l’exode vers les villes. Ces agriculteurs n’arrivent pas à se nourrir correctement pour plusieurs raisons : leur portion de terre est trop petite, ce qui engendre une production insuffisante pour nourrir la famille, ils ne sont parfois même pas propriétaires de leur terre et n’ont pas accès aux techniques et matériels qui permettent de produire en quantité et de conserver les récoltes toute l’année. Les effets de

la pauvreté sont aggravés dans les périodes d’inflation qui entraînent la hausse des prix des matières premières. Les prix des produits de base sont très volatiles, c’est-à-dire qu’ils peuvent fluctuer rapidement et avec une grande ampleur, à cause des effets du marché boursier. Cela impacte directement les foyers les plus pauvres qui vont se diriger vers des produits moins chers, souvent moins nutritifs.

Les guerres et les déplacements que cela engendre sont une autre cause de la faim. Lors de guerres, les belligérants utilisent souvent la nourriture comme une arme et détruisent les champs, les récoltes, le bétail, les marchés; les points d’eau sont contaminés. Pour fuir l’insécurité et quitter les zones de conflit, des familles entières doivent parfois tout abandonner. Elles se retrouvent alors dans des situations d’urgence alimentaire, privées d’accès à la nourriture et à l’eau, dans des situations très précaires.

Par ailleurs, les conséquences des catastrophes naturelles sont souvent dramatiques lorsqu’elles touchent des populations pauvres. L’eau étant déjà difficile d’accès, il est compliqué de faire face à des sécheresses, d’irriguer les cultures et d’hydrater le bétail. Les tremblements de terre, cyclones, inondations entraînent des destructions d’infrastructures qui sont difficiles à reconstruire

Selon « Action contre la Faim », la quatrième principale cause de faim dans le monde est constituée des maladies et des épidémies, notamment le choléra. Cette maladie se propage principalement par l’eau contaminée et a pour conséquences des diarrhées et vomissements qui donnent lieu à une grave déshydratation. Les maladies constituent avec la faim un véritable cercle vicieux, puisque les personnes sous-nourries ont plus de risques de tomber malades, et les personnes malades ont besoin d’une alimentation saine et équilibrée pour se rétablir.

Pauvreté, catastrophes naturelles, guerres et épidémies forment avec la faim des cercles vicieux, qui empêchent les populations de sortir de situations déjà précaires.

  • Autres causes

Les causes vues précédemment sont les principales, mais ne sont pas les seules. D’autres causes, liées entre elles, peuvent expliquer les problèmes de faim. D’abord, une cause importante qui découle de la pauvreté est le manque d’investissement dans l’agriculture. Un rapport de la FAO indique que les investissements agricoles sont cinq fois plus efficaces que les investissements dans tout autre secteur pour réduire la pauvreté et la faim. Beaucoup de pays en développement n’ont pas assez d’infrastructures agricoles (routes, moyen d’irrigation), ce qui entraîne des coûts très élevés en matière de transport, des approvisionnements difficiles en eau, etc. Il en découle des productions faiblement compétitives et très concurrencées par des importations de pays qui bénéficient de conditions plus avantageuses. De plus, les sols cultivables sont répartis très inégalement sur la planète et peuvent se dégrader rapidement, notamment avec l’utilisation d’engrais. Ces problèmes d’agriculture limitent les rendements agricoles et donc l’accès à la nourriture et pourraient certainement être améliorés avec des investissements ciblés.

Les difficultés d’accès à l’eau constituent une autre cause de la faim. L’eau, ressource indispensable, est utilisée pour l’agriculture, l’alimentation, l’industrie et les besoins domestiques quotidiens. Plus de 700 millions de personnes n’ont pas accès à cette ressource naturelle, soit 10% de la population mondiale. Certaines régions du monde ne disposent pas de dispositifs d’assainissement et de structures sanitaires correctes, alors que dans certaines zones du monde, l’eau est surexploitée.

Selon une étude de la FAO en 2011, le gaspillage alimentaire représente 1,3 milliards de tonnes de denrées alimentaires, soit un quart de la nourriture produite qui est jetée sans avoir été consommée. Ce gaspillage et ces pertes de nourritures représentent, toujours selon la FAO, 990 milliards de dollars par an, ce qui correspond à sept fois le montant de l’aide au développement en 2011/2012. Outre ces conséquences économiques et d’inégalité de répartition, le gaspillage entraîne un fort impact écologique.

D’après la théorie de Thomas Malthus (1766-1834), un problème qui engendre la faim est la croissance démographique rapide. Selon lui, la population augmente beaucoup plus rapidement que la production agricole. Il y a donc de plus en plus de bouches à nourrir, ce qui entraîne la misère des plus pauvres. Enfin, et paradoxalement, une cause de la faim découle de l’aide internationale. En effet, en situation d’urgence, une mauvaise gestion de l’aide humanitaire peut provoquer des problèmes : difficultés géopolitiques, coordination défectueuse, critères de sélection des populations à aider difficiles à hiérarchiser, etc. De plus, rendre les populations dépendantes à l’aide internationale n’aide pas à améliorer les situations. Cela peut développer une culture de l’assistanat voire engendrer un sentiment d’infériorité des populations locales, qui sont déresponsabilisées, victimes d’ethnocentrisme – c’est-à-dire la « tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés » – de la part des pays occidentaux. Certaines associations humanitaires qui visent à lutter contre la faim sont efficaces en période d’urgence mais n’éradiquent pas le problème de la faim car ne résolvent pas les causes profondes de l’insécurité alimentaire. Action contre la Faim tente de ne pas tomber dans ce travers, notamment en mettant en place des programmes post-crise pour favoriser l’autonomie des populations.

Le fait que certaines populations souffrent de la faim n’est donc pas lié à un manque de ressources, mais bien à une mauvaise répartition de celles-ci. Le problème de la faim est complexe, les causes nombreuses et interdépendantes. La malnutrition a de multiples conséquences, que nous allons étudier.
(suite de l’article dans la revue papier)

Travailler dans une association : là et pas ailleurs !
par Christian Lamy

 Le statut de la loi 1901, contrairement aux croyances, n’implique nullement un fonctionnement démocratique (un humain = une voix). La tradition, les habitudes, les volontés de partager les décisions ont inscrit ce fonctionnement dit démocratique dans les statuts types diffusés par les préfectures. Il faut préciser « dit » démocratique car de nombreux statuts d’associations, s’ils inscrivent des modalités de fonctionnement démocratique (élection par l’assemblée des adhérents du conseil d’administration, du bureau, du président, directement ou par votes successifs), donnent également du pouvoir de décision et d’action à des membres d’honneur, des membres de droit, la prépondérance pour les décisions au plus âgé des élus, etc. La loi, par ailleurs, limitait jusque récemment l’élection de mineurs dans les conseils d’administration des associations. Enfin, autre limitation au fonctionnement démocratique, et comme dans toute la société, la valorisation du masculin dans les instances.

Au-delà de ces questions statutaires et de ces habitudes, de nombreuses associations tentent depuis quelques années d’inventer des fonctionnements différents de la responsabilité en inscrivant « un collectif » responsable : plusieurs présidents, refus d’attribuer des rôles de président, secrétaire et trésorier aux membres du bureau ou du conseil d’administration, doubler systématiquement chaque fonction,  etc. La loi 1901, de son côté, n’oblige qu’à déclarer les noms et coordonnées d’un « responsable » même si des services préfectoraux résistent à enregistrer des statuts au fonctionnement non classique. Si les démarches inventives sont intéressantes, interrogent et renouvellent les fonctionnements, elles restent problématiques dans les relations à certains organismes (bancaires par exemple) et pour la fonction employeur dans le cadre des régulations nécessaires, voire des conflits, du travail salarié au sein des associations.

Le droit du travail et les conventions collectives prévoient – ou obligent selon le nombre de salariés – une représentation des salariés dans les instances de décision d’une association. Le règlement intérieur de l’association peut par ailleurs améliorer cette représentation. La loi 1901 ne prévoit rien pour la relation employeur / salarié, ce n’est pas son rôle. De fait, ce sont les services fiscaux qui induisent un rapport employeur / salarié dans le cadre de la définition du « à but non lucratif » dont le terme est, lui, précisé dans la loi 1901. En effet, il se comprend comme l’impossibilité pour toute personne et adhérent d’avoir un gain matériel ou financier dans le cadre de l’activité et des instances de l’association. En conséquence, un salarié ne peut siéger dans les instances au risque d’influencer les décisions en sa faveur pour sa rémunération ou ses avantages. Si les services fiscaux ne reconnaissent pas, ou plus, à une association le but non lucratif, l’association, comme toute entreprise, sera assujettie à la TVA et aux impôts des entreprises et se verra possiblement remise en cause dans le cadre des agréments ministériels, d’appels à projets ou d’appels d’offres. Dans les associations ne salariant qu’un nombre restreint de personnes, il est convenu que les salariés peuvent participer aux instances mais sans droit de vote. Dans ce cas, la participation est volontaire et le temps passé dans les instances n’est pas compris dans leur temps de travail contractuel. Ainsi, les salariés peuvent siéger (présence, écoute, participation aux débats) tout en respectant les lois. Cependant, il faut remarquer que, même dans ce cadre souple, ce sont souvent le/la directeur/trice qui participe aux instances, reproduisant ainsi un schéma hiérarchique de fonctionnement (mais possiblement fonctionnel). La volonté démocratique qui préside à la participation des salariés aux instances se heurte au concret quotidien d’une réunion : s’ils sont 20, 30 ou 40% des présents, même sans droit de vote, ils peuvent influencer fortement les débats, ce qui, hors appréciation des services fiscaux, pose la question du fonctionnement démocratique avec des salariés. Dans les associations, et peut-être plus fortement dans les « petites » associations de moins de 5 emplois, les salariés adhèrent aux objectifs et aux valeurs de l’association, ils sont engagés pour la réussite de ces objectifs : ce sont des salariés-militants, ou des militants salariés (le terme militant peut ici être remplacé par adhérent, engagé, défenseur, selon la conception de chacun). Pour la réussite des objectifs de l’association, ces salariés ne vont pas porter attention au nombre d’heures de travail, aux horaires, aux déplacements, aux efforts à réaliser mais vont s’adapter aux nécessités. Ils sont plus que salariés, ils sont aussi porteurs de l’association et, comme tout adhérent, doivent pouvoir participer en totalité à la vie de l’association. On voit ainsi la complexité du rapport employeur / salarié, adhérent / salarié, militant / salarié.

Cette complexité ne concerne pas le seul fonctionnement des instances mais l’ensemble de l’activité au quotidien, car les bénévoles ne sont pas seulement administrateurs dans les instances de décision de l’association, ce sont avant tout des adhérents qui participent aux activités, des bénévoles agissants. Salariés et bénévoles se côtoient et œuvrent ensemble tous les jours. Ainsi, un bénévole œuvrant à une tâche avec un salarié peut se trouver, à un moment de la journée, dans la position d’aider un salarié qui a organisé l’action, puis plus tard dans la position du co-employeur dans l’une des instances de l’association. Et, bien sûr, les rapports humains complexifient encore les relations : confiance, sympathie, amitié, réalisation d’actions en commun, etc. entraînent une multitude de possibles relationnels.

Bénévolat et salariat

Dans une association, bénévoles et salariés sont les doigts d’une même main : ils agissent ensemble dans une dynamique de complémentarité qui nécessite des ajustements permanents et des règles de fonctionnement. Tous sont au service du projet, des objectifs, des valeurs de l’association. Mais, peut-être, le salarié plus encore, puisque lui reçoit un salaire de l’activité de tous. Si cependant le salarié est plus encore que le bénévole « à disposition » du projet, il n’est pas à la disposition des bénévoles ; pas plus que les bénévoles ne sont à la disposition du salarié. Il s’agit bien d’inventer en permanence, en fonction des personnes, des activités et des situations, des rôles de complémentarité permettant à chacun d’agir avec son statut, son tempérament, ses compétences : un ajustement incessant requérant une grande souplesse. Les statuts de bénévole et de salarié sont d’ailleurs interchangeables : il est fréquent d’avoir été bénévole dans une association avant d’en devenir un salarié, de rester bénévole et plus encore administrateur après avoir été salarié. Mais aussi d’être salarié dans une association et bénévole dans une ou plusieurs autres.
(suite de l’article dans la revue papier)

Autobiographie raisonnée et éducation populaire
par Claire Aubert et Benjamin Roux

Juillet 2012 : deux journées de formation à l’entretien d’autobiographie raisonnée rassemblent à Rennes une dizaine de personnes en lien avec le monde coopératif. Une occasion pour découvrir Henri Desroche et ses travaux, et interroger leur résonance quelques décennies plus tard.

L’entretien d’autobiographie raisonnée

… est un entretien entre deux personnes : l’une qui raconte son histoire, l’autre qui écrit. Ce moment dure quelques heures, propose un récit du point de vue des faits sociaux (dans quels groupes sociaux s’est-on inscrit, a-t-on agi…), ne relève ni de l’intime, ni du thérapeutique.

Peu de matériel et des moyens très simples, qui donnent toute sa place à l’échange qui a lieu : de préférence un lieu neutre (ni domicile, ni travail), l’assurance de ne pas être dérangés, de quoi écrire et de la disponibilité. Cette économie de moyens dit aussi l’importance de la posture de la personne qui écrit : elle reçoit la parole, la note le plus littéralement possible, peut fournir des aiguillages légers (sur la chronologie par exemple) et prend surtout garde à induire le moins possible la parole de celui/celle qui raconte.

Cet entretien s’adresse à des personnes qui souhaitent se pencher sur leur parcours pour mille raisons : un changement d’orientation, une décision à prendre, le besoin de tisser des fils, de mieux se situer là où l’on agit… Le travail de récit et d’anamnèse (suivre les fils des souvenirs pour regarder se dessiner une histoire) est effectué par la personne qui parle, celle qui écrit est un support ou un miroir le plus neutre possible.

Bien au-delà d’une méthode ou d’un outil, ce que nous avons découvert là est venu nourrir, enrichir, interroger notre démarche d’éducation populaire.

Un acte de récit

Cet entretien est un récit, un récit de soi : nous avons eu besoin, pour des raisons différentes, de mieux nous situer et de revenir sur nos parcours respectifs afin d’ancrer notre action, de savoir quelle est « notre maison » (ce qui nous amène à agir et à penser comme nous le faisons), pour reprendre les termes de l’entraînement mental. C’est d’abord ce besoin qui nous a amené en formation sur ce thème.

Passer par du récit pour aller vers de l’analyse afin d’agir plutôt que de subir, observer la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on la voudrait pour mieux la comprendre et s’y situer, telle pourrait être notre définition de l’éducation populaire. Dans ce cadre, l’entretien d’autobiographie raisonnée est l’une des méthodes possibles en formation d’adultes pour inviter des personnes à revisiter leur parcours et à en interroger le, les sens. Elle n’est pas la seule, mais a retenu notre attention par sa simplicité (apparente ?) et par le biais de relation qu’elle propose.

Les journées de formation animées par Jean-François Draperi proposent un historique et de la pratique : réaliser un entretien en tant que « celui/celle qui parle », puis en tant que « celui/celle qui écrit » est le meilleur moyen d’y travailler. La posture et la finalité de l’entretien, l’esprit dans lequel il est transmis tiennent largement à la posture et aux apports de Jean-François Draperi lui-même, historien du mouvement coopératif, théoricien de l’économie sociale et formateur. Il présente avec générosité son parcours et les années passées aux côtés d’Henri Desroche, qui a pratiqué et théorisé l’entretien d’autobiographie raisonnée comme première marche d’entrée en recherche-action.

Henri Desroche, le chaînon manquant ?

Impliqués dans des coopératives, engagés dans l’éducation populaire, nous avons découvert dans cette figure un chaînon manquant dans ce qui nous anime.

Théologien écarté des ordres pour avoir travaillé sur le marxisme, Henri Desroche découvre le monde coopératif dans les années 40 et s’y engage. Il sera l’un des fondateurs des Collèges coopératifs, du réseau des Hautes études en pratiques sociales, initiateurs de nombre de recherche-action à travers le monde et pilier de l’Université coopérative internationale. Les entretiens d’autobiographie raisonnée naissent de l’accueil qu’il réserve aux personnes qui viennent le voir pour s’inscrire en recherche-action, lorsqu’il leur demande ce qui les amène. La théorisation viendra plus tard, en 1984 (Théorie et pratique de l’autobiographie raisonnée, Université coopérative internationale) pour réaffirmer sa prééminence à ce sujet. Il compte parmi ses élèves Jean-François Draperi, qui attendra quelques décennies avant de trahir le souhait d’Henri Desroche de ne pas transmettre son expérience en publiant en 2010 Parcourir sa vie, se former à l’autobiographie raisonnée (Presses de l’économie sociale). Trahison mûrement réfléchie et accompagnée de formations : Jean-François Draperi paie sa dette à ce qu’il a reçu dans une démarche précise et généreuse.

Nous découvrons, en recevant son histoire, une dimension du monde coopératif bien peu présente dans les réseaux actuels (en tout cas ceux que nous avons croisés), celle de la formation, d’un souhait d’allier pratique et théorie, de penser son action en se revendiquant d’une histoire et d’inviter les personnes à se pencher sur leur parcours dans son ensemble, sans cloisonner les engagements associatifs, militants, professionnels, coopératifs, locaux, etc. Cette préoccupation fait écho à nos propres envies, à nos recherches en cours de sens et de pensée sur ce que nous vivons, mais ne semble pas nous être réservée : dans notre entourage, les interrogations sur le sens du travail et de l’engagement sont nombreuses et trouvent peu de pistes de travail au long cours.

Une tentative de réappropriation

Nous décidons donc, à la suite de cette formation, de proposer des entretiens d’autobiographie raisonnée dans nos réseaux, autour de nous, de façon gratuite. Souhait de pratiquer et de proposer ce que nous venons de découvrir d’une part, envie d’entraîner dans ce qui nous a rendu du pouvoir de penser et d’agir d’autre part : un accord entre quelques participants à la formation prend forme, pour mettre en contact des personnes intéressées par l’entretien avec des « scribes » potentiels, afin de limiter les connaissances interpersonnelles.

Dans l’idéal, des temps de retours entre « scribes » fournissent un espace supplémentaire pour préparer ou revenir sur les entretiens qui se sont déroulés : il n’est pas anodin de recevoir l’histoire de vie d’une personne dans son intégralité, même sous l’angle des faits sociaux.

Nous découvrons petit à petit la difficulté de limiter les connaissances entre les personnes : à l’échelle d’une ville, d’un département, les réseaux se croisent vite. Nous faisons avec…

L’autre difficulté est d’aller au bout de la démarche : à l’issue de l’entretien, le/la scribe restitue l’intégralité de ses notes à la personne qui vient de raconter son histoire. Celle-ci peut alors rédiger une « notice biographique », récit à la première personne, à partir de ses notes, en y sélectionnant ce qui lui semble le plus parlant au moment où elle écrit. En dehors de tout cadre « structuré », ce travail d’écriture semble bien fastidieux et ne repose que sur la volonté de la personne qui a à le réaliser. Ce passage à l’écrit nous semble pourtant indispensable dans la réappropriation de son histoire après un entretien.
(suite de l’article dans la revue papier)

Un sujet politique féministe
par Blandine Voineau

Elsa Dorlin, Gayatri Spivak, Judith Butler

On peut définir le féminisme comme un ensemble d’idées politiques, philosophiques et sociales cherchant à définir, promouvoir et établir les droits des femmes dans la société civile et dans la sphère privée. Il s’incarne dans des organisations dont les objectifs sont d’abolir les inégalités sociales, politiques, juridiques, économiques et culturelles dont les femmes sont victimes. Concept majeur de l’histoire du féminisme, le patriarcat désigne communément l’autorité des pères, et partant le pouvoir des hommes. Il désigne l’oppression systémique des femmes sous toutes ses formes, des plus ouvertes aux plus diffuses.

Elsa Dorlin nous aide ici à aborder l’histoire du féminisme tout en rendant compte de ses enjeux contemporains. Elle nous permet de comprendre que la question de la domination est au fondement de la pensée féministe. En effet, il faut parler de la domination masculine pour penser les conditions de l’émancipation des femmes. Or, telle est la mission que s’est donné historiquement le féminisme par son travail consistant à dévoiler l’oppression historique des femmes par les hommes.

Dans le cas des femmes, il apparaît que la domination s’exerce à partir du foyer, c’est-à-dire dans un espace soit disant privé, par opposition à la scène publique et politique, royaume des hommes. L’intime est donc au cœur des modalités de leur domination. Le féminisme consiste dès lors à politiser l’expérience individuelle (Hannah Arendt, Simone de Beauvoir), c’est-à-dire à transformer le personnel en politique. Son travail de conscientisation de la prétendue « condition féminine » permet de la reconnaître comme expérience de l’oppression, et par suite de penser les femmes comme « sujet de l’oppression ».

Dorlin travaille sur le « savoir féministe » en tant qu’il se constitue en opposition au savoir dominant et produit du savoir propre. Portant d’abord sur la sexualité et la santé (gynécologie, sexologie), il s’oppose aux discours médicaux, psychanalytique, philosophique, historique anthropologique en tant que totalisants et dominants le corps et la parole des femmes. Ce savoir engage finalement les conditions de possibilité de la réappropration de leurs corps par les femmes.

Le débat contemporain du féminisme s’articule autour de l’enjeu de la production d’une conceptualité de la subjectivation politique des femmes. Comment est-elle déterminée par les processus historiques (modalités d’assujettissement) à l’origine de la formation des identités des individus ou groupes en tant que dominés ? Comment peut-elle émerger dans les luttes où ils  s’affirment comme sujet de leur propre libération ? Le sujet du féminisme doit être le résultat d’un effort permanent de décentrement, et adopter les points de vue minorisés au sein même de son mouvement (les femmes noires, les trans, les handicapés, les prostituées étrangères etc par opposition aux femmes blanches, formée à l’université).

 Dorlin explique que les théories féministes s’attachent à la problématisation de trois acceptions mêlées du sexe : le sexe biologique qui nous est assigné à la naissance (mâle ou femelle), le rôle ou le comportement sexuels qui sont censés lui correspondre (le genre), et, enfin, la sexualité. Elles travaillent à la fois sur les distinctions historiquement établies entre le sexe, le genre et la sexualité, sur leurs constructions et leurs relations.

Je voudrais à présent tenter d’aborder la question du genre en tant qu’elle occupe une place centrale dans mon questionnement de recherche. Elle me donne en effet une grille de lecture pour l’analyse de comportements et des rôles sociaux assumés par les actrices que j’étudie. Elle visibilise les codes et les façons de faire assignés à chaque sexe et incorporé par chacun de manière plus ou moins consciente. On peut ici avec Bourdieu, considérer la domination masculine comme « l’exemple par excellence » de la domination en tant qu’habitus donnant aux femmes et aux hommes un rôle prédéterminé. Cachée, la domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne la percevons pas, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. Rendre compte de la domination masculine, c’est dissoudre les évidences et explorer les structures symboliques de l’inconscient androcentrique.

Judith Butler est une philosophe féministe américaine. Dans son ouvrage Trouble dans le genre, elle propose un concept majeur : la performativité du genre. Le corps sexué est l’effet de rapports de pouvoir, au sens où il est façonné, discipliné par ce rapport, qui renvoie à un système de domination articulé à l’hétérosexualité obligatoire. Cette discipline est la matrice de la hiérarchie de genre et de l’hétérosexualité obligatoire, et le rapport de pouvoir historique cible le corps en même temps qu’elle le produit.

Le concept de performativité est donc l’analyse du processus d’intériorisation des normes, des codes dominantes d’intelligibilité de l’identité propre en tant que processus contraignant. Le genre est pensé comme instrument et effet. En référence à Foucault dans Surveiller et Punir, Butler pense la « reproduction disciplinaire du genre » comme un ensemble de pratiques régulatrices, discursives et psychiques qui produit une « corporéité significative » de l’identité personnelle « viable ». Une identité « viable » correspond à celle dont l’identification du genre qui l’habite est immédiate, par opposition à sa mise en doute ou non-intelligibilité.

La théorie queer, conceptualisée par Butler, est une théorie du genre, dans le sens où elle repose sur la distinction entre le sexe et le genre. Le genre prend des formes différentes dans un contexte de sexualités homosexuelles (queer), la binarité sexuelle ne va pas de soi. Le genre est également marqué par une instabilité interne. En s’opposant aux normes binaires, en les rendant visibles, il y a un risque de violence. La violence surgit d’un profond désir (de l’agresseur) de conserver le cours naturel ou la nécessité de l’ordre binaire du genre.

Dans une tradition nietzschéenne (qu’elle revendique à plusieurs reprises), Butler combat la « métaphysique de la substance » qui considère l’identité comme l’expression extérieure d’un fond et d’une permanence. La philosophe américaine porte ainsi dans le domaine de l’identité la critique menée par Derrida contre le « phallogocentrisme » en tant que règne d’un sens figé, masculin et « politiquement majoritaire ». Au lieu d’abolir le genre, comme le souhaitaient les féministes, Butler le dé-fait, selon le titre de son Undoing gender. Elle défait la fausse substantialité sexuée du sujet et par sa théorie propose des moyens de le défaire en actes.
(suite de l’article dans la revue papier)